« NORMA », la déchirure flamboyante.
La plupart des maisons d’opéra, dont La Monnaie, préfèrent souvent produire des versions « concert » de cette œuvre iconique de Bellini dont le culte druidique des valeureux Gaulois n’est pas évident à mettre en scène aujourd’hui. Ajoutez l’ombre de la Callas omniprésente, qui a construit son personnage mythique sur Norma, vocalises passionnées et « Casta Diva » pour l’éternité. Ici, Christophe Coppens renverse la table du récit ancien dans une version contemporaine dominée par la noirceur du décor et la métaphore de la bagnole comme moteur de l’action. Une allure minimaliste et angoissante à l’opposé du kitch de l’intrigue.
La Norma originelle date de 1831 et mêle allégrement le passé recomposé des Gaulois (et de leurs chefs religieux, les druides) et des envahisseurs romains. La druidesse Norma est une sorte d’Amazone, pouvant décider de la guerre et de la paix et une « Médée », dans sa vie privée, tentée par le meurtre de ses enfants. Un acte monstrueux pour se venger de son volage amant romain Pollione, qui la délaisse pour une jeune disciple druidesse Adalgisa. Un triangle amoureux en somme. Sa liaison « secrète » avec le chef romain et sa double maternité font de Norma un personnage profondément divisé et « coupable », coincé entre vie publique et vie privée. Ses états d’âme contradictoires entraînent des revirements d’action invraisemblables dont la mort finale sur le bûcher avec « son » Pollione à nouveau amoureux n’est pas la moindre. Toute l’action baigne dans une nature idéalisée dont un temple druide est le centre. Au temps d’Astérix et Obélix difficile de prendre au sérieux ce peplum guerrier et religieux celto-romain et ainsi de nombreux metteurs en scène prennent la tangente.




La surprise du chef c’est la présence de voitures gisantes dans cette « zone » souterraine sinistre. Photo (c) Simon Van Rompay
Zone urbaine et clair obscur
Certains plongent l’action à l’époque des résistants au régime de Vichy, d’autres en font un portrait en filigrane de Maryline Monroe, diva du cinéma à l’égale de Callas dans sa vie privée tonitruante. Christophe Coppens fait de Norma une cheffe de bande glaciale à la tête d’un groupe de petits voyous encapuchonnés représentant, dit Coppens, un ramassis de néo-nazis repliés sur eux-mêmes. Sur scène, l’identification « néo-nazie » n’est pas claire mais le côté « bande urbaine » fonctionne pas mal dans la noirceur bétonnée du décor. La surprise du chef c’est la présence de voitures gisantes dans cette « zone » souterraine sinistre. Ou surgissant du ciel pour éclairer de leurs phares la scène de pleine lune de Casta diva, éloge de la paix face à un chœur de guerriers (dont la Callas a fait sa signature frémissante). Une voiture « crashée » illustre le trio fatal où Norma est coincée entre Adalgisa et Pollione qui la renie. Et le « bûcher » final se déroule dans une voiture arrosée d’essence. La métaphore appuyée de la « voiture » omniprésente comme « religion » contemporaine est un peu courte. Mais j’ai aimé l’utilisation qu’en fait Peter Van Praet pour créer des éclairages clairs obscurs sensibles, qui donnent à l’ensemble une allure minimaliste et angoissante à l’opposé du kitch de l’intrigue. L’âme tourmentée des protagonistes s’y meut à l’aise dans les couleurs somptueuses de leur voix qui déchirent la scène .
La Norma de la soprano anglaise Sally Matthews m’a laissé un peu sur ma faim, surtout au début du premier acte avec une Casta diva très prudente dans les aigus. Elle monte progressivement en expressivité notamment dans les scènes de colère contre Pollione ou d’amitié complice avec sa rivale. Mais la projection de sa voix me semble plus évidente dans Strauss, Stravinski ou Britten que dans cet éprouvant exercice de bel canto virtuose. La mezzo italienne Raffaella Lupinacci est par contre une « belcantiste » née, habituée du Festival de Pesaro. Le rôle d’Adalgisa va comme un gant à sa voix claire, bien projetée, à l’aise dans les 3 registres. Ses duos avec Sally Matthews sont les grands moments de la soirée. Le rôle ingrat de Pollione, macho un peu minable est vocalement très bien incarné par le ténor italien Enea Scala belcantiste chevronné. La basse russe Alexander Vinogradov incarne avec élégance Oroveso, le « chef de bande » gaulois. Les chœurs et l’Orchestre de La Monnaie sont à la hauteur de leur réputation sous la direction du chef grec George Petrou, énergique et élégant.
En somme la mise en scène de Christophe Coppens gomme le côté « peplum gallo-romain » de Norma pour nous offrir un espace sombre et contemporain minimaliste, un peu froid mais ouvrant l’espace à la chaleur d’une partition virtuose diablement bien défendue.
Christian Jade
Jusqu’au 31 décembre à La Monnaie. www.lamonnaiedemunt.be

Post-Scriptum : Saluons le formidable orchestre de la Monnaie, sous la conduite d’Alain Altinoglu qui est invité fin juillet au célèbre Festival de Salzbourg pour une version concert de Werther de Jules Massenet, avec le ténor Benjamin Bernheim en Werther et la mezzo-soprano Marianne Crebassa en Charlotte. Alain Altinoglu – qui a créé récemment un festival d’été à Colmar (du 3 au 14 juillet, orchestre de la Monnaie invité aussi bien sûr) – a remporté le titre de « meilleur chef d’orchestre de l’année 2025 » aux International Opera Awards .
