• Théâtre  •  » Lam’s God « ,  » l’Agneau Mystique « . La Joyeuse (et Bruyante) Entrée de Milo Rau à Gand. Réussie ! ****

 » Lam’s God « ,  » l’Agneau Mystique « . La Joyeuse (et Bruyante) Entrée de Milo Rau à Gand. Réussie ! ****

Il n’a pas son pareil, le Suisse Milo Rau pour débarquer dans une ville et en saisir d’emblée l’essentiel. A Liège, il s’empare d’un fait divers tragique, l’assassinat d’un jeune homo ( » La Reprise, Histoire du Théâtre, 1 « ) mais le situe dans la réalité d’une ville appauvrie et remonte au thème grec de la fatalité. D’œuvre en œuvre il pratique avec jubilation la mise à distance brechtienne et humoristique (oui les 2 sont possibles)  Mais en théorisant sa méthode sous le nom de  » Dogma , le Manifeste de Gand,  » allait-il virer ‘dogmatique’ ?

Plus rusé que dogmatique en fait si l’on voit ses effets d’annonce provoquants et ses pirouettes habiles. Très  » Slimme Milo/Vos  » ,  » Rusé Rau/Renart « , en somme ce qui le naturalise d’office … Flamand et Francophone!  » Le Roman de Renart  » est un pur produit de la bourgeoisie du Moyen Age européen, comme  » l’Agneau Mystique  » !

Or donc, comment s’imposer à Gand en douceur…provocante, fameux mélange des contraires que Rau pratique comme un Jésuite la casuistique et Brecht la dialectique marxiste ? En partant de l’œuvre symbolique de la Ville qui fait accourir le monde entier,  » L’Agneau Mystique  » des frères Van Eyck, qui date de la fin du XVè siècle pour l’illustrer à sa manière, ironique et chaleureuse.

Trois fils conducteurs à partir du chef d’œuvre des Van Eyck

A l’origine un retable à 24 panneaux ça raconte fatalement autant d’histoires. Saintes ? Oui car tirées de la Bible. Mais pas tant que ça puisque toute la ville, des notables au petit peuple a eu envie de  » figurer sur la photo  » (d’époque). Comme témoin de Dieu ?  Ou déjà comme citoyen, riche ou pauvre, d’une ville fière d’elle, moderne ? Ajoutez un réalisme minutieux  » photographique « , surprenant en cette fin de Moyen Age où s’insinue sans difficulté la caméra moderne. Ce chef d’œuvre rend compte des détails sans perdre le fil conducteur de l’ensemble ni sa beauté formelle. Milo Rau, metteur en scène, fait pareil.

Il garde donc de l’époque des frères Van Eyck trois idées, qu’il explique au passage, sans insister. Il se sert du retable comme structure visible et poétique de la représentation. De la religion non comme hommage à Dieu mais comme point de départ d’une réflexion critique, religieuse et politique. Et des Gantois, recrutés par casting, comme témoins du bon peuple. Et de la Commission européenne, comme riche  » mécène « , un portrait parmi d’autres. Tout y est, sourire aux lèvres.

Un Agneau pas très mystique.

– © Michiel Devijver

L’architecture du retable est toujours présente à l’arrière-plan, mais les tableaux vivants sur le plateau, groupe d’enfants, couples, individus sont projetés sur une  » toile « , produisant un grand dynamisme entre une scène et un écran qui ne cadre pas seulement des visages en gros plan mais apporte des compléments d’information. Le plus emblématique, c’est l’égorgement de l’agneau/mouton, thème central du sacrifice divin, visible sur grand écran mais qui sur scène se transforme en une tonte du mouton par un vrai berger.

 Premier sujet de polémique. Peut-on transformer le panneau central paisible et verdoyant d’hommage à l’élévation christique en une scène de boucherie en vidéo avec une tonte animale sur le plateau ? Le passage du symbolique christique à la pratique islamique est un peu… rude. Mais chacun est mis devant une certaine réalité. Première polémique, centrale. D’autant qu’un groupe d’enfants  » anges musiciens  » délicieux, n’est jamais loin, juste en-dessous de la scène d’égorgement en vidéo. Un peu jésuitique le procédé mais les enfants ne voient… que la tonte.

Une religion pas très catholique.

 La religion catholique originelle est donc  » détournée  » au profit d’un autre monothéisme, l’Islam, sujet d’actualité s’il en est, avec ses djihadistes que Milo Rau assimile à des  » croisés  » contemporains. Le scandale a éclaté dans la presse flamande quand il a voulu recruter par petites annonces des jeunes revenus de Syrie, dans une Belgique, traumatisée par les attentats du 22 mars . Pas un djihadiste n’a répondu et le pouvoir politique lui a fait comprendre que ces jeunes étaient poursuivis par la loi et donc… L’affaire a été jusqu’au Parlement ! Un marketing parmi d’autres ? Têtu, le metteur en scène suisse a réussi, dans un premier temps, à faire témoigner sur le plateau la mère d’un de ces jeunes djihadistes, Fatima Ezzarhouni, lisant, en pleurs la lettre annonçant la mort de son fils en Syrie. Sur le plateau/retable elle est la Vierge Marie, pleurant la mort de son fils, lui aussi mort d’un excès de foi (dogmatiste ?) et qui a causé à sa mère des peines infinies.

L’expérience a tourné court au bout de deux représentations, la maman recevant de sa famille et de sa communauté non seulement des reproches mais des insultes et des menaces parce qu’Adam et Eve sont représentés nus sur le plateau, au début et à la fin.  Elle n’est pas présente pendant les scènes de nu mais rien n’y fait : elle collabore à une œuvre  » impie « . et brave un tabou. Désormais sur le plateau reste sa voix. Fin de la 2è polémique ? Ou amputation fatale d’un témoin clé ? Il y aura ceux qui ont vu le spectacle avec la maman. Une scène bouleversante. Et ceux qui l’entendront : la voix d’une mère porte aussi l’émotion. L’homme de radio sait de quoi il parle.

Une nudité provocante ?

– © Michiel Devijver

La nudité présente sur scène est un hommage à nos ancêtres mythiques dans les trois monothéismes issus du récit biblique. Adam et Ève (enceinte) trônent aux extrémités du polyptyque et Milo Rau les présente d’abord dans la pose timide des Van Eyck. Au début c’est un vrai couple de Gantois sympathiques mais dont la femme a eu des rapports compliqués avec un musulman indonésien qu’elle a fui. Puis le couple s’enlace et se caresse en douceur …devant la chorale des jeunes enfants. Tendresse et sensualité pour les uns, majoritaires. A la fin un nouveau couple nu aux origines africaines et asiatiques nous rappelle d’où nous venons : une leçon d’accueil et de tolérance. Alors ?   » Amour libre sur scène  » affirme une partie de la presse flamande conservatrice. L’effet d’annonce, avant de voir la pièce, a fait rugir. Mais la mise en scène  » cool  » de Milo Rau a retiré quelques arguments aux pharisiens (cathos ou assimilés), pas aux fidèles de l’Islam pour qui la nudité est un tabou absolu, comme la représentation d’un Dieu à visage humain, une hérésie. Les mêmes tabous sont affrontés avec la vidéo d’une naissance ou d’une dame affrontant la mort en soins palliatifs. Ou le témoignage de haine d’un salafiste masqué. Des provocations?  Non une invitation à raisonner sur un spectacle quotidien dans nos rues et nos foyers.

En conclusion…

L’habileté de la mise en scène, le rôle complémentaire de la vidéo et des scènes vécues s’enchaînent avec subtilité faisant du récit biblique ancien et symbolique une série de petites scènes réalistes sur la vie, la mort, violente ou adoucie, l’amour humain. Une mise en scène polyphonique avec des chœurs d’enfants exquis et deux acteurs pro, Frank Foketyn et Chris Thys, chef d’orchestre et narratrice, tous deux époustouflants de naturel. Un nouveau chef d’oeuvre. Qui décape tranquillement croyances et préjugés au nom d’une infinie tendresse.

Voilà donc un polyptyque théâtral contemporain, hommage à une ville, Gand, ses habitants, son artiste mythique, ses contradictions religieuses et politiques qui sont aussi celles du monde. Ce  » Lam’s God  » à la distribution énorme voyagera  de par le monde (l’Europe au moins, Amsterdam et Stuttgart après Gand) selon un principe basique de son manifeste contesté,  » Dogma « .  Pourquoi pas  en Belgique… francophone ( par la simplicité du surtitrage bilingue) en l’adaptant à la réalité du jour. Il  met le fer dans les plaies d’un monde violent mais aussi  plein d’amour et d’humour, qu’il nous tend comme un miroir où nous sommes tous reflétés.. Une Joyeuse Entrée en tous cas avec un peu de bruit et de fureur (médiatique) comme l’exigent les trompettes de la Renommée.

 » Lam’s God  » de Milo Rau au NTGent jusqu’au 20 octobre.

A Amsterdam ( du 24 au 26 janvier 2019) puis à Stuttgart (du 2 au 5 mai 2019)

Christian Jade (RTBF.be)

 

 

Cet article est également disponible sur www.rtbf.be

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