• Théâtre  • « Paying for it »: un reportage théâtral documenté, contradictoire et dérangeant sur la prostitution, avec des interprètes inspirés ****

« Paying for it »: un reportage théâtral documenté, contradictoire et dérangeant sur la prostitution, avec des interprètes inspirés ****

On ne sait plus très bien de combien de « collectifs » Jérôme De Falloise est le redoutable sous-marin (Raoul Collectif, Impakt devenu La Brute, Nimis Groupe etc.) mais sa verve caustique et son sens critique sont repérables au quart de tour. Et sur un thème aussi tabou et parfois usine à clichés que la prostitution, son « compère » Raven Ruël, sa « commère » Anne-Sophie Sterck cassent la baraque… à préjugés. Avec une équipe de jeunes acteurs sortis de l’ESACT liégeois qui ont la pêche. Une performance à ne pas rater.

Ils ont travaillé et mûri trois ans le thème et la réalité de la prostitution à travers un nombre impressionnant de rencontres de putes, de lectures de leurs témoignages, de visionnages de films, de travail de groupe. Ils auraient pu crouler sous leur documentation, faire du didactisme sous-brechtien ou du théâtre action à l’ancienne. Or, sans renier ces boîtes à outils de théâtre, ils en font une synthèse impressionnante. Ils insistent justement sur la nuance : leur performance n’est pas « documentaire » mais « documentée » et leur réflexion sur la manière de transmettre est aussi importante que le contenu.

Témoignages et polémiques

Le noyau central, c’est le témoignage de Sonia Verstappen, une prostituée à la retraite de la rue d’Aerschot à Bruxelles. Elle a fondé un syndicat de défense de ces travailleurs.euses du sexe qui se veulent « indépendant.e.s » par rapport au traditionnel proxénète ou aux réseaux mafieux.

À la fois doux dans la forme et d’un cynisme tranquille sur le fond, son témoignage met les choses au point. Si le client va aux putes pour le sexe, les fantasmes et les rêves qui tournent autour, la pute voit en lui le fric qu’elle va se faire. Donc, elle s’adaptera à lui pour le fidéliser. Mais elle a aussi un rôle utile : »c’est une psy, le sperme en plus ».

D’autres femmes, mais aussi deux hommes sur le plateau, prennent le relais pour varier les situations, les origines, les points de vue. Anne-Sophie a écrit un livre « Ephémère, vénale et légère », une autre exerce sur une route nationale, une autre, plus intellectuelle, lit Proust et se régale de Mozart. Deux jeunes acteurs décrivent avec un incroyable détachement leurs clients masochistes.

Sur ce fond vécu, très dur, s’élabore petit à petit avec intensité et recul à la fois, le comble de l’art, une réflexion politique et un discours polémique tous terrains. Sur le plateau, une sociologue défend ces laissées pour compte marginales qui s’occupent d’autres marginaux plus ou moins honteux, les clients. Ils assouvissent des fantasmes hors couple traditionnel et trouvent en elles un refuge s’ils sont eux-mêmes « hors circuit ».

Les principales cibles sont ceux et celles qui veulent « effacer » les putes du paysage urbain : du bourgmestre Emir Kir à Saint Josse qui ferme les « carrés » (avec putes en vitrine) à nombre de féministes qui leur refusent le droit à la parole dans l’espace public. Ce néo-puritanisme moral et cette hypocrisie sociale sont montrés dans toutes leurs conséquences pour les putes et pour la société. Mais l’horreur de la traite des êtres humains est assumée par un flic qui témoigne du sort des jeunes Nigérianes exploitées à Bruxelles. Un rôle assumé avec une incroyable énergie par Jérôme de Falloise sur la base d’interview d’un vrai flic.

Une remarquable mise en scène « sweet and sour », drôle et dramatique à la fois

– © Hubert Amiel

La réussite du spectacle vient de la qualité des dialogues qui jaillissent du plateau où ces prostitué.e.s semblent en roue libre, à un moment de repos de leurs activités. Les 10 acteurs, pour la plupart de remarquables étudiants de l’ESACT de Liège, faufilent des répliques qui s’enchaînent avec un naturel fou. Ça vit, ça bondit, ça rejaillit et une narration s’élabore devant nous avec ses moments tour à tour drôles ou dramatiques. Le prologue interprété par Raven Ruël part avec un humour malicieux du concret, le quartier Alhambra entre le National et le KVS, où il a vécu enfant, « relax » au milieu des putes et où la cloison entre les actrices, les spectateurs et les putes s’estompe. Un petit saut dans l’histoire et il nous rappelle la connivence, au XIXe siècle, entre les danseuses, les comédiennes et les gros bourgeois qui passaient de spectateurs à consommateurs. Les tableaux de Degas en portent témoignage mais aussi la statue de cette jeune danseuse de 14 ans, au mouvement figé dont une des actrices, habillée à l’identique, reproduit le cri douloureux d’une terrible évidence lorsque le policier raconte le sort des jeunes Nigérianes exportées par des réseaux mafieux.

Au total un spectacle d’une rare cohérence, dur sur le fond, politique sans lourdeur, remarquablement construit et interprété. Nécessaire pour interroger une époque à la fois cynique et pudibonde dont la prostitution n’est que le reflet sauvage.

Paying for it par le collectif La Brute au Théâtre National jusqu’au 23 novembre.

Cet article est également disponible sur www.rtbf.be

POST A COMMENT