• Théâtre  • « Taking care of baby  » de Dennis Kelly : attention, chef d’œuvre !****

« Taking care of baby  » de Dennis Kelly : attention, chef d’œuvre !****

Reprise au Public. Le cliché sur les Anglais, c’est qu’ils savent raconter « une histoire bien faite ». Et de fait tout part ici d’un fait divers tragique…un double infanticide. Tranche de vie garantie ? Pathétique et larmes au menu ? Retenue classique ?

Rien ne va « comme d’habitude ». Car tout y est et tout vous échappe tout le temps. Et il n’y a pas une histoire mais au moins 6, une par personnage en quête non d’un auteur mais de leur vérité…qui nous échappe parce qu’elle leur échappe. A la fois simple et vertigineux.

 La fille infanticide a été acquittée mais est-elle vraiment innocente ? Et cette mère si sympa, éloquente femme politique  qui adore et sa fille et les pauvres, quoi derrière ? Et ce mari de l’infanticide, sincère ou pas ? Pourquoi refuse-t-il si énergiquement de répondre aux questions ? Et cet adorable spécialiste inventeur d’une théorie finalement fumeuse serait-il pas un peu faussaire, faux monnayeur, faux-cul ? Qui joue un rôle, qui se déguise et derrière quoi ? On a l’air d’être dans le « théâtre documentaire »  à la mode, comme j’en vois chaque semaine, courant (souvent en vain) après le vrai docu TV. Mais c’est une ruse de narrateur, ici incarné, au milieu de nous par Yasmina Douieb, jouant à l’auteur, Dennis Kelly. Présent(e) parmi nous pour poser les questions embarrassantes à  ses personnages qu’il interpelle comme un Pirandello ressuscité.

Ruse de narrateur ? Pas seulement : c’est très concret tout ça, on ne décroche jamais mais chaque fait avancé est dénoncé peu après en recoupant l’info pas comme un journaliste mais comme un vrai dramaturge. Qui, rusé, nous rend chaque personnage sympathique… en insinuant toutefois que le petit menteur n’est pas très clair avec lui-même.

On passe alors soudain du docu classique dit « verbatim » à une question sur l’info « biaisée » dans notre société. A l’époque du zapping et de la « communication », politique ou publicitaire, c’est encore plus vertigineux.

Cette pièce écrite bien avant l’arrivée au pouvoir de Trump nous jette en pleine figure la question de la « vérité »

Les dernières déclarations du président élu pour nier les faits les plus banals (le nombre de spectateurs à son discours d’intronisation) plonge l’Amérique dans la tourmente et fait relire « 1984 » d’Orwell où la dictature invente une « novlangue » qui nie la réalité. Denis Kelly nous plonge le nez sur ces vérités relatives sur lesquelles on s’appuie pour vivre.

Les acteurs sont tous superbes avec, tradition anglo-saxonne, un moment de grâce pour chacun : avec une émotion particulière pour Catherine Grosjean, la fille infanticide au visage traduisant l’angoisse ou la joie avec une rare intériorité. A l’inverse, sa bouillonnante mère, politicienne, toute en extériorité éloquente est magistralement « traitée » par une Anne-Marie Loop étourdissante. Benoît Van Dorslaer y est un savant au … calme suspect et Vincent Lecuyer, un mari trouble.

Il faut rendre grâce à Yasmina Douieb d’avoir déniché cet auteur anglo-saxon « renversant » Dennis Kelly, comme Georges Lini le faisait à l’époque du ZUT. D’y jouer avec justesse, en double de l’auteur et d’avoir dynamisé une belle équipe d’acteurs. Et d’avoir fourni, avec Anne Guilleray, un cadre efficace pour faire jaillir ce tissu de contre-vérités.

« Taking care of baby »de Dennis Kelly , mise en scène de de Yasmina Douieb.

Créé en janvier 2017 au Théâtre Océan Nord. Reprise au Théâtre le Public jusqu’au 4 avril.

Une archive de l’Atelier 2010

Cet article est également disponible sur www.rtbf.be

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