• Théâtre  • « Tristesses » (Anne-Cécile Vandalem) : la beauté du mal****

« Tristesses » (Anne-Cécile Vandalem) : la beauté du mal****

A première vue les spectacles d’Anne-Cécile Vandalem nous décrivent une réalité familière mais étrange. Une femme éclate en sanglots face à un mari grossier lors d’un banal jeu de   » trivial pursuit « . Une fillette joue… mais pourquoi diable avec un fusil ? Dans un village de trois maisons baignant dans une lumière froide, des individus saccagent les plantes des voisins. Sans raison apparente. Et puis ça discute ferme sur cette petite île danoise nommée Tristesses, jadis prospère par ses abattoirs. Dans cette minuscule communauté de 8 personnes, dont deux fillettes, on a découvert la vieille Ida, pendue au mât, enveloppée dans le drapeau danois. Suicide ou…? Ida, c’est la femme de Käre, ex chef du Parti Populaire. Leur fille, Martha, dirige sur le continent  le nouveau Parti du Réveil Populaire et débarque soudain, glaciale, pour les funérailles, fermement décidée à transformer les anciens abattoirs en studio de production de films de propagande du parti. Mais d’abord faut enterrer la mère et lui rendre hommage. L’occasion d’un huis-clos bouleversant et …cocasse, dans l’église où chacun rend hommage à la défunte, dans un délire de larmes, de rires et de mauvaise foi. Martha y prend le pouvoir avec un cynisme tranquille. La suite sur scène et… sur écran.

Le règne de l’ambiguïté

– © Phile Deprez

Voilà pour le premier degré qui ressemble furieusement à un polar (suicide ou assassinat?), doublé d’un portrait de groupe, rongé par ses contradictions intimes. Et manipulé par l’extrême droite contemporaine. Mais ce réalisme apparent cache des tiroirs à fonds multiples qui multiplient les miroirs, les reflets, les interrogations, les faux-semblants. Rien ni personne n’est clair, ni dans ses intentions ni dans ses actes. Les larmes d’Anna, sincères ou tactiques, manipulatrices? ? Pourquoi sa fille cadette est-elle muette? Et son aînée, fascinée par les armes? Pourquoi la femme du pasteur est-elle si véhémente, révoltée et finalement soumise? Et ce pasteur, au fond, un peu mal à l’aise dans  sa peau ou…son rôle, non? Les interrogations sont multiples. L’auteure, Anne-Cécile Vandalem s’en lave les mains des réponses. A l’imagination du public de jouer. Comme Anne-Cécile, d’ailleurs qui joue le rôle principal,celui de Martha, la manipulatrice en chef, tiens, tiens. Et qui assume la mise en scène. Triple rôle, auteure, actrice, metteuse en scène. Les 3 à la perfection. Non sans humour car le rire et l’absurde viennent alléger la pâte de la fable, ici et là.

Une esthétique séduisante.

Mais, comme elle nous le confie dans l’interview qui suit (partie « bonus »), Anne-Cécile adore « jouer avec les « codes »et les « degrés » et le jeu avec les difficultés techniques c’est son plus grand bonheur. Ici elle pratique habilement le mélange, classique, du cinéma et du théâtre. Mais au lieu d’écraser le théâtre par une vidéo dominante qui fait oublier la scène elle joue simultanément sur l’espace théâtral et l’écran. Le public a la liberté de choisir son angle mais des gros plans sur les visages cadrent l’expressivité et économisent les mots inutiles. Remarquable travail vidéo d’Arié Van Edgmond. La scéno de Ruimtevaarders ramasse le village comme une épure, éclairée par le génial Enrico Bagnoli, qui accentue l’angoisse glaciale dominante. Comme si la représentation du village était le paysage mental de Martha, la manipulatrice. Enfin la musique superbe de Vincent Cahay et Pierre Kissling jouée « live », avec la soprano Françoise Vanhecke, ajoute une touche d’inquiétante étrangeté puisque les musiciens se révèlent comme les fantômes errants des morts. Avec la soprano,  ombre mélodique de la morte, Ida. Le tout sans l’ombre d’un mélo.

Une troupe soudée et magistrale.

– © Phile Deprez

Enfin, une telle réussite repose d’abord sur une troupe d’ acteurs qui jongle avec les difficultés techniques du « double jeu » théâtre-cinéma. En particulier dans le long traveling de l’enterrement à l’église, ils ont tous leur moment de grâce dans « l’éloge » de la défunte: mauvaise foi du pasteur, Vincent Lécuyer, drôlerie de sa femme Catherine Mestoussis, inventivité d’Anne-Pascale Clairembourg dans l’épreuve des larmes, cynisme de Jean-Benoît Ugeux son mari, bonhommie roublarde de Bernard Marbaix, ex chef du parti populiste, cynisme assumé d’Anne-Cécile Vandalem. Avec l’étonnante performance des jeunes soeurs Guillaume, Epona et Séléné, 15 ans et 13 ans, qui jouent crânement ces rôles d’adolescentes désemparées. Epona maniant le chant encore mieux que le fusil .

En bref: familles détruites, société menacée, manipulateurs triomphants. Un état des lieux grinçant de notre monde. Parcouru d’une ironie (parfois) drôle et (toujours) d’une surprenante beauté.

Tristesses d’Anne-Cécile Vandalem,vu au Théâtre de Liège et visible au Théâtre National du 19 au 23 avril est invité au Festival d’Avignon, puis s’offre une grande tournée en France et en Belgique (Namur et Mons, la saison prochaine).

Ci-dessous une interview d’Anne-Cécile Vandalem réalisée à la Bellone où elle expose, (jusqu’au 30 avril) une dizaine de vidéos sur le thème des « larmes », pas nécessairement produit de la tristesse. Nuances. Expo intitulée Still too sad to tell you.


Cet article est également disponible sur www.rtbf.be

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