« La Mouette » de Tchékhov selon Thomas Ostermeier : la douleur du monde, la force du théâtre.
Le chef d’œuvre de Tchékhov -joué à Vidy-Lausanne puis à l’Odéon(Paris)- contient au moins deux thèmes majeurs, l’amour impossible, qui rate toujours sa cible, -« l’aimant(e) » n’est jamais « l’aimé(e) »-; et la difficulté à créer de nouvelles formes théâtrales. Treplev, poète incompris, amoureux éconduit, finit suicidé. Et Nina actrice ratée, trompée dans son amour et ses ambitions se résigne à vivre. Même les cyniques, l’écrivain à la mode, Trigorine et sa compagne trompée Arkadina, mère de Treplev, ne sont pas heureux : petits bonheurs et petits malheurs, à la va-comme-je-te-pousse. Tout comme Macha, amoureuse de Treplev qui se résigne à épouser un « gentil pauvre », l’instituteur Medvedenko. De ce gâchis ne reste que la force théâtrale.
Un pessimisme radical, une interrogation sur le théâtre et la société..
Car ce pessimisme radical, cette mélancolie inguérissable a inspiré beaucoup de metteurs en scène, comme une sorte de miroir où mesurer leur vie et leur trajet esthétique. Certains en rajoutent, d’autres en retranchent. Thomas Ostermeier essaie d’y introduire une troisième dimension, la réflexion sur notre temps. D’abord en insistant sur le « social » inclus dans la pièce « j’observe, dit-il, les tensions entre les arrivistes, les débutants, les révolutionnaires, les établis et les conventionnels, notamment. » Puis il invite ses acteurs à réfléchir à la vie de Tchekhov, très engagé socialement pour son temps, dans son travail de médecin. C’est, écrit Ostermeier, « un human rights activist(qui envoyait) des livres aux détenus du bagne de l’île de Sakhaline« . A partir de cette réflexion sur la vie de l’auteur, Ostermeier trouve l’ouverture sur le monde actuel » nous avons rajouté du texte, tiré d’histoires propres aux acteurs ou de citations utilisées lors des répétitions ». On voit donc l’instituteur Medvedenko (joué ici par Cédric Eeckhout, voir son témoignage ci-dessous) relativiser le malheur des protagonistes comparé aux drames des réfugiés. Ou encore Treplev interroger le public sur les tics de la mise en scène moderne. Ou Arkadina lire un passage de Michel Houellebecq comparé implicitement à son amant Trigorine. Ce « théâtre dans le théâtre » est d’autant moins dérangeant qu’il prolonge et actualise la réflexion de Tchekhov sur l’ancien et le nouveau théâtre. Un peu d’humour, un peu de distanciation, un peu de relativité, ça fait du bien ! Et cela donne un bon rythme à la description de ce monde tchékhovien réputé lent et replié sur lui-même.
Un final intense.
Mathieu Sampeur et Mélodie Richard dans La Mouette de Tchékov, m.e.s de Thomas Ostermeier. – © Arno Declair
Par contraste, ce portrait social virevoltant donne d’autant plus de force au final tragique où rien n’est changé au dialogue existentiel bouleversant entre Treplev et Nina. On entre dans un adagio intense où les deux jeunes acteurs, Mélodie Richard (Nina) et Mathieu Sampeur (Treplev) donnent la pleine mesure de leur force expressive. La force du spectacle vient évidemment de ce jeu fluide de tous les acteurs qui forment un ensemble choral, à la fois soudé et souple, où chaque voix, chaque geste sonne juste. Ajoutez la sobriété du décor où un lac et des montagnes ne sont pas donnés par vidéo mais sont peints et repeints constamment » live » donnant eux aussi une sorte de tempo visuel au spectacle. Enfin, pour les férus de références, les rôles principaux sont traités explicitement comme Antoine Vitez les a un jour décrits: « La Mouette, est une vaste paraphrase de Hamlet, où Treplev répète Hamlet, Arkadina Gertrude, Trigorine Claudius, Nina (très attirée par l’eau) Ophélie, au bord de la folie «
C’est dire si cette Mouette, à la fois drôle et tragique, mondaine et métaphysique, sociale et artistique, ancienne et contemporaine ne laisse personne ni indifférent ni insatisfait. Ostermeier parvient toujours à combler tous les niveaux où vivre un spectacle.
La Mouette de Tchékov, m.e.s de Thomas Ostermeier.
A voir soit à Vidy-Lausanne jusqu’au 12 mars. Soit à Paris, au Théâtre de l’Odéon du 20 mai au 25 juin. Il est prudent de réserver.
www.vidy.chhttp://www.theatre-odeon.eu/fr
Christian Jade (RTBF.be).
Le rôle de Medvedenko est tenu par le Belge Cédric Eeckhout. Interview à la sortie de scène
Cédric Eeckhout – © agencemartinelapertot.com
CJ : Cédric, je vous ai vu en 10 ans dans deux » Mouettes » : en 2005, celle de Xavier Lukomski, en 2016 celle de Thomas Ostermeier. L’occasion de comparer deux moments de votre carrière ?
C.E :J’ai toujours eu beaucoup de chance depuis ma sortie de l’IAD et j’ai pu très tôt jouer de grands rôles, notamment grâce à Jules-Henri Marchant, Julien Roy et Xavier Lukomski. En2005 je me sentais très proche de Treplev, et comme homme dans ses sentiments amoureux et comme artiste dans sa manière de défendre un art nouveau. Ca m’a permis de me découvrir, de me définir et d’avancer.J’ai beaucoup de reconnaissance à Xavier de m’avoir confié ce rôle qui m’a en outre permis d’être nommé » jeune espoir » par les Prix de la Critique. Un très bon souvenir donc. Avec Ostermeier j’ai un « petit rôle » celui de l’instituteur amoureux de Macha mais la possibilité de me confronter à la méthode Ostermeier me passionne.
C.J : Le succès du directeur de la Schaubühne attire l’attention sur sa méthode qu’il explique dans son livre Le Théâtre et la peur (Acte Sud). Tu peux nous l’expliquer de l’intérieur ?
D’abord il s’intéresse à la personne de l’acteur pour le mettre lui et ses partenaires dans la situation affective du personnage de Tchékhov, une tradition héritée de Stanislawki. Il nous demande d’improviser un dialogue à partir de situations vécues. Exemple : « as-tu connu un moment de ta vie où quelqu’un te déclare son amour sans que ce soit réciproque ? « . Il faut que tu approches la vérité de l’acteur à partir de ta vérité personnelle. Cette méthode s’appelle le » story telling ».Ces situations ne vont pas modifier le texte de Tchékhov mais le nourrir de l’intérieur.. Enfin de l’Américain Sanford Meisner Thomas utilise l’exercice dit de répétition qui oblige à un dialogue attentif et spontané avec ton partenaire. Autre méthode rare : toute l’équipe et pas seulement les acteurs sont présents depuis le début des répétitions : scénographe, peintre, musicien, dramaturge. Tout le monde est solidaire de tous tout le temps.
Enfin, certaines impros sont suscitées par la personnalité de Tchékhov écrivain mais aussi humaniste préoccupé par la situation sociale de son époque. Thomas nous encourage aussi à vivre la situation de l’acteur/ personnage dans sa réalité sociale Dans mon cas Thomas a retenu une anecdote que j’ai proposée, vécue avec un chauffeur de taxi syrien, qui nous plonge dans l’actualité. Mon but : montrer que la souffrance des personnages est relative par rapport à d’autres situations de malheur.
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