• Théâtre  • « La dernière nuit du monde ». Le triple défi de Fabrice Murgia.

« La dernière nuit du monde ». Le triple défi de Fabrice Murgia.

Au départ de « La dernière nuit du monde » Fabrice Murgia demande au romancier français Laurent Gaudé d’adapter pour la scène un essai du Britannique Jonathan Crary « Le capitalisme à l’assaut du sommeil ». La thèse : faut-il réduire le sommeil à quelques minutes par jour pour rendre l’homme plus productif et effacer la nuit du monde ? J’ai pu voir un « filage » du spectacle au Théâtre National le 24 juin. Pas de critique donc mais des impressions et une interview de Fabrice Murgia, le lendemain, pour éclairer ses intentions.

« J’ai besoin après mon départ du National de porter, en tournée, un récit complexe face à des publics divers. Je veux rassembler des gens autour de cette histoire-là, un peu comme Wajdi Mouawad, Simon Mc Burney, Robert Lepage, ces concepteurs qui aiment raconter sur le plateau l’histoire qu’ils ont écrite ou imaginée. C’est un geste de générosité envers le public » Fabrice Murgia.

INTERVIEW

Christian Jade (CJ) : Comment fais-tu pour faufiler autant de fils conducteurs narratifs ?

Fabrice Murgia (FB) : Laurent Gaudé dans ses romans arrive à allier la « petite histoire » intime et la « grande histoire » du monde, c’est ce qui m’a donné envie de retravailler avec lui (NB : il était déjà l’auteur de Darial Shagea un opéra circassien). On a essayé d’allier la subtilité des sentiments humains à un théâtre documentaire actuel et à une fiction futuriste pas trop éloignée de nous : une métaphore de cette marchandisation incessante qui guette nos cycles naturels.

CJ : Tu assumes plusieurs personnages, un amoureux en quête de son amoureuse disparue, un conseiller politique qui tue sa ministre, un narrateur de toutes les histoires : un gros rôle multiple

FM : Ce ne sont pas tellement des personnages différents que plusieurs facettes d’un même personnage dans sa vie privée et publique Il s’interroge sur ses drames et deuils à plusieurs niveaux. C’est un esprit torturé entre les diverses facettes schizophréniques de sa personnalité mais c’est bien une seule et même personne.

CJ Tu as contribué à ce texte ?

FM : Oui, on a travaillé sur des allers-retours en plusieurs versions où j’assumais la ligne « scénaristique » et Laurent la ligne poétique. C’est Lou, l’amoureuse disparue qui hérite de la forme la plus poétique, des lettres qu’elle m’adresse en ma présence mais sans dialogue « direct »: on est dans le souvenir. Laurent a aussi beaucoup joué sur le côté « polar », mais l’enquête policière se double d’un schéma initiatique et de retrouvailles finales qui ne sont peut-être pas réelles : la conclusion est ouverte. L’important pour moi est qu’on se laisse « percer » par ce texte qui nous emmène dans un « autre monde »

CJ : Dans ce « monde-là » où le temps est rétréci et la nuit menacée vous introduisez des éléments de réalité contemporaine (des journalistes, des politiques, une représentante des peuples premiers de Nouvelle Zélande, des thèmes écologiques). Comment sur scène parviens-tu à tenir tous ces fils ?

FM : L’écran vient en soutien dramaturgique aux 18 personnages de la pièce et introduit plusieurs codes de représentation ce qui nous permet d’y faire aussi entrer la réalité actuelle. Et notamment François de Brigode et Hadja Lahbib ce qui peut créer un trouble dans le récit mais j’ai voulu introduire des éléments populaires de portée immédiate. Cet écran voulu comme un mur permet à la fois de mener l’enquête à plusieurs niveaux et de faire surgir des documents et intervenants qui font avancer l’action.

CJ : La coloration de l’ensemble joue souvent sur le noir et le blanc avec dès le début un épisode rouge qui accompagne le meurtre de la ministre dont tu es le conseiller, le « spin doctor ». Pourquoi cet acharnement contre cette nouvelle « Reine de la Nuit », très négative ?

FM : Il y a deux mondes dans le spectacle, le monde lumineux de Lou, la femme aimée disparue et celui de Vania, cette politicienne d’électricité parasitante. On a vraiment travaillé en damier, en contraste noir/blanc, avec toutes les subtilités du contraste. Vania est nuisible dans sa volonté d’habiter le temps et de réduire la nuit. J’ai demandé à Laurent Gaudé que cette femme de pouvoir dont je suis l’assistant soit éliminée…à sa demande !

CJ : Toi sur scène dans un rôle complexe c’est une première depuis longtemps (depuis « Les jumeaux vénitiens »). Tu prends un risque calculé en cumulant tous ces rôles, écrivain, metteur en scène, acteur ?

FM : J’ai besoin après mon départ du National de porter, en tournée, un récit complexe face à des publics divers. Je veux rassembler des gens autour de cette histoire-là, un peu comme Wajdi Mouawad, Simon Mc Burney, Robert Lepage, ces concepteurs qui aiment raconter sur le plateau l’histoire qu’ils ont écrite ou imaginée. C’est un geste de générosité envers le public.

CJ : C’est ton côté « risque-tout » amateur de défis ?

FM : Oui j’aime les « challenges » surtout ici où le rôle et la mise en scène sont complexes. Il ne s’agit pas d’un simple monologue mais d’un ensemble où je dois assumer une présence d’acteur, la mise en scène, les transitions et le rythme.

CJ : Peux-tu nous rappeler le parcours de ton actrice actrice Nancy Nkusi, la femme disparue, un rôle central dans la pièce ?

FM : Il y a très longtemps que j’ai envie de travailler avec Nancy qui a joué, entre autres, sous la direction de Bob Wilson et Milo Rau. Elle a beaucoup de « bouteille » et crée le rôle mais n’est pas libre sur toutes les dates et alternera donc avec Nadine Baboy qui s’est approprié le rôle autrement. (NB : on a pu voir Nadine Baboy brièvement à l’automne 2020 au KVS et à Marchin (pour le TN) dans son spectacle « Désintégration culturelle »). On pourra les voir toutes deux en alternance lors de la création belge à Mons les 1ers et 2 juillet avant Avignon (NB :création en plein air, une autre version, le 7 juillet au Cloître des Célestins)

CJ : Tu veux faire tourner cette « Nuit » aussi en espagnol et en anglais pour aller au-delà de l’espace francophone. Tu pourras assumer seul, sans doublure, cet énorme rôle dans trois langues ?

 FM : Trop de surtitrages peuvent laisser le public sur sa faim. Donc jouer en espagnol et en anglais, je veux assumer ce défi-là aussi et seul. Mes spectacles ont déjà tourné à Barcelone et Madrid Je trouve dommage de me limiter à l’espace francophone.

« La dernière nuit du monde », dates de la tournée 2021 :

  • 1 et 2 juillet à MARS – Mons arts de la scène – Première belge
  • Du 7 au 13 juillet au Festival d’Avignon en France – Première
  • Le 31 aout et 1er septembre au Théâtre de Liège
  • Du 14 au 18 septembre au Théâtre National à Bruxelles
  • Du 6 au 8 octobre à L’Ancre à Charleroi
  • Les 12 et 13 octobre au Toneelhuis à Anvers
  • Du 21 au 24 octobre au Centro Dramatico Nacional de Madrid en Espagne .

Distribution. Texte : Laurent Gaudé. Mise en scène : Fabrice Murgia. Interprétation : Nancy Nkusi  ou Nadine Babo, Fabrice Murgia. Scénographie : Vincent Lemaire. Création vidéo & Caméra : Giacinto Caponio. Création lumière : Emily Brassier. Régie son et environnement sonore : Brecht Beuselinck. Interprètes en vidéo : Per Henrik Bals, Natacha Belova, Takakehto Charles, Vanessa Compagnucci, François De Brigode, Mieke De Grote, Josse De Pauw, Maxime Graff, Fatou Hane, Ines Hick, Nicolas Hick, Teresita Iacobelli, Maryam Kamyab, Hadja Labhib, Valérie Leclercq, Dimitri Petrovic, Dorcy Rugamba, Daphné Seale, Aigin Simma, Åsa Simma, Olya Tsoraeva, Jos Verbist. « La dernière nuit du monde » est publié aux éditions Actes Sud Papiers.

Infos sur le site de la compagnie Artara, www.artara.be

Photo : Fabrice Murgia et Nancy Nkusi dans « La dernière nuit du monde ». (c)DR

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