« MARTENS / DE KEERSMAEKER / BROWN » : deux icones de la danse post moderne et leur héritier ***
Jan Martens, danseur et chorégraphe, artiste associé à l’Opera Ballet Vlaanderen, a conquis Avignon, comme beaucoup de chorégraphes flamands, dans deux lieux symboliques : la Cour du Lycée St Joseph en 2021 avec any attempt will end in crushed bodies and shattered bones et la Cour d’Honneur en 2022 avec Futur proche, encore visible cet été à la Ruhrtriennale. Le polyptique du jour qui comporte quatre volets dont une création mondiale de Jan Martens, Graciela Quintet, ressemble aussi à un auto portrait de Jan via Anne Teresa De Keersmaeker et Trisha Brown. Une belle filiation qui interroge aussi les rapports entre danse et musique contemporaine.
L’intention première de Jan Vandenhouwe, directeur de l’Opera Ballet Vlaanderen est d’élargir le répertoire de son ballet classique, déjà converti à la modernité par le passage à sa tête de Sidi Larbi Cherkaoui. D’où l’idée d’associer à sa maison la prima donna ATDK- qui permet pour la première fois que son œuvre fétiche Fase soit dansée sans elle – et de commander au « petit jeune » (40 ans et 15 ans de métier quand même !) lui aussi associé, une nouvelle création mondiale. Et de relier ces deux artistes flamands à Trisha Brown, figure historique de la danse abstraite américaine dite post moderne.
Ses Twelve Ton Rose sur des musiques de Webern, structurées sur la fameuse gamme de 12 tons, dialoguent visuellement avec cette musique pour créer des solos, duos et ensembles qui surgissent de manière apparemment aléatoire des coulisses. Ils ne racontent rien mais déroulent des fantaisies chromatiques de corps ou de parties de corps, créant des surprises éphémères. De cette abstraction nait une poésie visuelle étrange et un dialogue s’instaure entre les musiciens du groupe Hermès en coulisses et les danseurs : le mouvement naît alternativement du silence ou de la musique.
La création de Jan Martens Graciela Quintet sur une musique de l’artiste argentine Graciela Paraskevaidis est sous-titrée « libres en el sonido, presos en el sonido », à la fois libres et prisonniers dans le son. C’est au fond la même inspiration que l’œuvre de Trisha Brown, cette liberté des danseurs de s’astreindre ou non à la musique. A part qu’ici les musiciens sont vraiment « prisonniers » d’UN instrument du groupe Hermès, visible en fond de scène et communiquent peu entre eux. La musique répétitive est exécutée deux fois de suite à l’identique dans un curieux rituel de vêtements qui surlignent d’abord les formes féminines ou masculines. Une brève pose permet de déployer sur les mêmes corps de longues tuniques de couleurs vives mais qui ne recouvrent qu’une des faces du corps ,toujours identifiables, comme l’envers et le revers d’une médaille. Le « paysage » abstrait et esthétisant de Trisha Brown s’alourdit donc de significations symboliques. Dans sa note d’intention le chorégraphe parle de la musique sud-américaine actuelle comme « décoloniale ».
Les deux autres panneaux du polyptique sont basés sur le rythme. L’éternel chef d’œuvre d’Anne Teresa De Keersmaeker Fase interprété par deux danseuses du ballet de l’opéra est toujours aussi efficace pour un public dont c’est le « tube » favori.
Le point d’orgue final On speed interprété à l’origine par Jan Martens lui-même, sur une musique flamboyante de Stephen Montague et dédiée à la claveciniste polonaise Elisabeth Chojnacka, permet à David Ledger de déployer, dans une pénombre inquiétante, un incroyable « sur place » où le torse de l’interprète agité de secousses impressionnantes semble lui aussi prisonnier mais de quoi ?
Au total un bel hommage à deux vedettes de l’esthétique flamande et à leur commune inspiratrice, Trisha Brown.
Christian Jade
MARTENS / DE KEERSMAEKER / BROWN à l’Opéra de Gand jusqu’au 12 juin. Infos : Opera Ballet Vlaanderen, www.operaballet.be