« JENUFA» de Janáček. Poignante réflexion sur l’infanticide, délicatement orchestrée par Robert Carsen ****
Jenufa est un souvenir émouvant et une découverte inouïe. En 1964, en pleine guerre froide, le régime communiste tchèque entrouvre ses frontières au tourisme et je découvre la musique de Leoš Janáček, âpre, colorée, rythmée, peu connue alors en Europe occidentale : LE bonheur ! Une émotion partagée par l’actuel directeur de l’Opera Ballet Vlaanderen, Jan Vandenhouwe qui a vécu, en 2004, « tout jeune, une émotion brûlante et surprenante » en découvrant la version de Jenufa mise en scène par Robert Carsen. De retour ‘at home’ après 20 ans de cabotage par l’Europe et l’Asie.
Critique ****
Jenufa c’est l’histoire d’une fille mère dans un village de Moravie au début du XXè siècle. Un drame paysan presque naturaliste dans sa structure de mélo villageois âpre, nourri musicalement de folklore local de Moravie. La famille toxique de Jenufa, la fille séduite puis abandonnée, est un vrai nœud de vipères. Steva et Laca ses amants potentiels ou réels sont lâches ou agressifs et sa belle-mère Kostelnicka, ambigüe, incarne la loi et la religion mais elle commet l’infanticide pour sauver l’honneur de Jenufa. Autre personnage omniprésent le village traditionnel oppressant, qui infiltre sa mesquinerie dans les contradictions existentielles déchirantes de deux héroïnes attachantes, Jenufa et sa belle-mère.
Risque de pathos et de folklorisme ? L’art de Robert Carsen est de garder dans ses mises en scène toute la force intérieure des personnages et les subtilités de la musique, en trouvant un principe narratif, simple, abstrait et concret à la fois, qui permet les transitions narratives en toute légèreté et efficacité. Ici le rythme, essentiel à l’action, est donné par des panneaux légers, un ensemble de portes-fenêtres, faciles à déplacer par le chœur pour suggérer tous les espaces : un grand salon, une chambre étroite et à la fin un village hostile en ruines, défait, qui laisse enfin la vérité de la nature s’exprimer. La tourbe visible dès le début sous les fragiles parois de la maison deviendra cet espace nu où le couple d’amoureux « de compromis » (Jenufa et Laca) se retrouvera sous une pluie nourricière et fertile.
Le drame très lié à une époque devient soudain universel, intériorisé, sans devoir rendre ‘contemporain’ et réaliste le noyau dramatique alors que oui, on commet toujours l’infanticide et oui on lapide encore des filles mères à notre époque. Chacun peut donc prendre sur soi les contradictions des personnages grâce à cet art de la litote ou l’understatement : dire plus avec moins d’effets.
L’essentiel est donc centré sur ces deux rôles de femmes Jenufa, la victime, incarnée par la délicate soprano Agneta Eichenholz à l’aigu lumineux et sa belle-mère Kostelnicka, à laquelle la mezzo-soprano Natascha Petrinsky prête une voix solide, bien timbrée aux couleurs éclatantes. Les scènes où la belle-mère incarne la rigueur de la loi face au péché, puis assume en secret l’infanticide pour sauver Jenufa du déshonneur, pour finalement dénoncer son crime face au village, ces scènes sont sublimes grâce à la direction d’acteurs en retenue de Carsen. Elle permet aux chanteurs de nous toucher profondément sans effets spéciaux. Cela vaut pour toute la distribution dont le ‘coq’ de village, Steva incarné par le ténor Ladislav Elgr, voix subtile dans le rôle ingrat du lâche séducteur et son cousin Laca, l’émouvant ténor américain Jamez McCorkle, voix plus ténébreuse, un jaloux brutal qui défigure Jenufa mais est habité d’un amour infini : l’ambiguïté humaine.
Le chœur des villageois est lui aussi vocalement impeccable et se meut avec rage ou grâce selon l’évolution de l’intrigue tout en transformant le décor à vue.
L’impeccable direction d’orchestre d’Alejo Pérez rend sensible cette musique de Janáček, où la grâce des voix est parfois menacée par des percussions agressives.
Jenufa, dans une mise en scène épurée et habitée de Robert Carsen est un des chefs d’œuvre de Janáček à voir d’urgence à l’Opera Ballet Vlaanderen .
Christian Jade
Jusqu’au 16 juin à l’opéra d’Anvers et du 30 au 7 juillet à l’opéra de Gand. Infos : Opera Ballet Vlaanderen, www.operaballet.be
NB : désormais dans ces salles le surtitrage se fait en deux langues le néerlandais et l’anglais, une facilité pour tous les amateurs d’opéra.