• Théâtre  • Angleterre, Angleterre » : vendeurs de rêve dans un monde cynique. ***

Angleterre, Angleterre » : vendeurs de rêve dans un monde cynique. ***

Critique :***

  » Bon, une fois arrivé dans la jungle, soit on sort les billets et on tente un petit saut dans un camion, soit on se débrouille mais pas sur mon parking alors. Out ! Attention payer, c’est pas une assurance de réussite, c’est une assurance de pouvoir tenter de réussir. Faut pas confondre. Y’a pas d’assurance réussite »

Quand on découvre Soufian el Boubsi, petite frappe de passeur moyen, éructant ce texte cynique, tout en se rasant nerveusement devant son petit miroir, la première réaction est évidemment le dégoût, l’effroi.  » Ah! ces salauds de passeurs »!, qu’on se dit. Rejet moral, de ce petit « animal sauvage », accentué par un débit speedé, qui nous largue dans l’antipathie : « eux c’est eux, nous c’est nous », qu’on pense. Et de fait, il est pas reluisant, ce petit salaud, qui se fait du fric facile à partir d’un parking de supermarché dans une « jungle » urbaine, face au pseudo-paradis anglais.Il passe un bon moment à nous expliquer sa méthode, « rationnelle », filtrée par un copain médecin au pays natal, pour faire triompher les meilleurs, les plus costauds et les plus malins. Avec, au passage, la bénédiction divine et un peu d’autosatisfaction: « je suis réglo, je frappe pas« . A part qu’il laisse le « bétail élu  » éliminer physiquement les tricheurs. Et que ses clients, tous riches, lui versent la rançon non en cash mais sur des comptes dans des paradis fiscaux ! Tiens, tiens : ce miroir du début serait-il pas celui que l’acteur tend vers le public? Et ce mini-système dégueulasse qu’il déroule dans son langage gouailleur n’est-ce pas, dans la gadoue de la « jungle », l’équivalent de notre macro-système mondial ? La petite histoire « réaliste » est d’abord ancrée par la scénographie d’Olivier Wiame dans notre quotidien « télévisuel » ordinaire, vidéos à l’appui. Puis elle prend les allures d’un « conte » sur la société de profit cynique dont nous sommes tous les enfants plus ou moins malheureux…ou bénéficiaires. Le  » récitant/conteur » ralentit son débit féroce, semble de plus en plus intérioriser son discours, se poser des questions, rêver lui aussi d’un « ailleurs », qui n’est pas l’Angleterre mais le « pays natal », la terre/mère. Dans le texte originel, un flic, un médecin, la mère du héros intervenaient : le metteur en scène Hamadi, père de Soufian El Boubsi les a gommés mais  ces trois rôles subsistent, comme des voix intérieures avec lesquelles l’acteur dialogue.  » C’est une grossière illusion de penser que l’Angleterre mettra un terme à leur détresse. Rien n’arrêtera leur errance parce que c’est une errance intérieure « . C’est aussi à cette « errance intérieure  » du personnage qu’on assiste et dont on devient progressivement le témoin sinon complice du moins lucide. Le rejet du début, face au cynisme étalé, disparaît progressivement, comme si le but du jeu n’était pas d’exclure un passeur mais de réfléchir à ce qui le produit : un système écœurant dont il n’est que le maillon le plus visible.

Au total un texte très efficace, terrifiant, drôle, parfois poétique du Franco-Iranien Aiat Fayez, superbement incarné par un Soufian El Boubsi, entre rage, action et méditation. Avec à la mise en scène, son père, Hamadi, qui cadre le propos avec sa rigueur habituelle.

Au risque de déplaire, en partie, à l’auteur, présent le jour de la représentation mais lucide : son texte est un (fort beau) point de départ. Je dirais même plus: un excellent « produit fini ».

 

Angleterre, Angleterre, d’Aiat Fayez, au Théâtre de Poche jusqu’au 29 octobre.

Le texte est publié aux éditions de l’Arche, avec un autre,  » De plus belles terres « 

Christian Jade RTBF.be

Cet article est également disponible sur www.rtbf.be

POST A COMMENT