• Théâtre  • « Baal » de Bertolt Brecht. Un poète est un porc ? Fameux dilemme en 2022, cinq ans après #Me Too. ***

« Baal » de Bertolt Brecht. Un poète est un porc ? Fameux dilemme en 2022, cinq ans après #Me Too. ***

Brecht avait averti les candidats : « Baal est contemporain de qui montera cette pièce…A l’attention des comédiens tentés par l’extrême quand ils ne s’en sortent pas avec la médiocrité ». Contemporain, extrême, médiocrité : le genre de défi qu’aime relever Armel Roussel. Il s’interroge « Peut-on en 2022 faire d’un porc le héros d’une pièce ? » Sa réponse est « oui » avec cette nuance « Je dois avouer que j’aime Baal. Et en même temps, je parle du personnage de Baal, il est absolument insupportable, inacceptable »

Ce « Baal », écrit par un Brecht de 20 ans au lendemain de la guerre de 14/18 met en scène un poète et chanteur révolté, inspiré par les poètes maudits, de Villon, mauvais garçon assassin, au couple Rimbaud -Verlaine, qui termine son idylle par un célèbre coup de feu dont Bruxelles et Mons se souviennent encore. C’est aussi la fin de « Baal », amoureux d’un autre poète et musicien, Ekart qui le tue lors d’une querelle de jalousie à propos d’une putain. L’idylle entre les deux poètes est le seul rapport humain digne de ce nom dans l’ensemble du paysage. Les jeunes femmes sont toutes des objets superficiels, « volées » par Baal à ses meilleurs amis, fascinées par le poète musicien « génial » et exhibées nues comme des trophées de chasse. Leurs répliques sont des lieux communs sans consistance et des personnages secondaires se vantent même de les battre. Bref un climat délétère qui met très mal l’aise.

Un texte « vieilli » du jeune Brecht ? Non, irritant et provocant.

D’abord il montre qu’il y a tout juste 100 ans un « génie » trouvait normal ce mépris des femmes, pas du tout marginal et que nombre de « géniaux » chanteurs contemporains perpétuent.la tradition. Et que cette provocation oblige à la réflexion sur l’état de notre société cinq ans après la naissance du mouvement #MeToo.

Ensuite si le style est trivial et grotesque et drôle dans les scènes de cabaret il fait place à des envolées poétiques étourdissantes dans le contact avec la nature sublimée. Et ce héros éthylique n’est pas qu’un macho vantard et imbécile, il subit aussi une série de catastrophes sociales : chassé de son boulot administratif, exploité par le propriétaire du cabaret où il s’exhibe, il est entouré par une mère bornée, un confesseur confit en mauvaise foi et une série de personnages secondaires incarnant la morale traditionnelle contre laquelle Baal se révolte. Comme ces « hénaurmes » bûcherons qui apportent une détente comique dans ce climat parfois insupportable.

Enfin si ce n’est pas un tout grand Roussel il y a bien la griffe du maitre et de son groupe. Les 28 scènes se succèdent avec fluidité (sauf la dernière demi-heure) au rythme d’un excellent musicien, Pierre-Alexandre Lampert, à la présence discrète. Et si le cabaret et son énorme bar dominent la scénographie de Clément Losson les scènes poétiques dans la nature ou le repaire érotique de la maison maternelle alternent avec rapidité. L’interprétation de Baal (son rôle occupe les trois quarts du texte et il est présent les 28 scènes) repose sur les épaules d’Anthony Ruotte, choisi sur casting parce qu’il n’a pas un physique de « dominant » mais plutôt d’un Monsieur tout le monde. Comme pour nous dire : ce sale type ça pourrait être vous, faites gaffe. Il a une belle présence et une excellente modulation de la voix mais pourquoi souligner si souvent le discours en roulant des yeux ? Edson Anibal défend le rôle de son amant musicien avec une élégance sensuelle. Romain Cinter , en capitaliste et curé et Vincent Minne en… mère de Baal sont fort à l’aise dans des rôles de composition caricaturaux.

Au total le texte anarchiste du jeune Brecht, pas encore converti au marxisme didactique, peut énerver par une vision caricaturale de la femme. Mais il convainc par la puissance de sa langue, le dynamisme de la mise en scène d’Armel Roussel et la présence d’Anthony Ruotte qui transforme cette brute braillarde en un grand blessé parfois pitoyable.

« Baal » de Bertolt Brecht, mise en scène d’Armel Roussel, au Varia jusqu’au 2 décembre

Christian Jade

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