Dernières minutes: « Finir en beauté » (Mohamed El Khatib) et « Tigern ».(Gianina Carbunariu).
On a beau être blasé par 40 ans de passion pour le théâtre, il y a des semaines où on se dit : quoi, deux chefs d’œuvre coup sur coup qui passent à Bruxelles comme des étoiles filantes, 4 jours et bye bye. C’est trop injuste alors que le cinéma est toujours « rattrapable ». C’est le cas de Finir en beauté de et par Mohamed El Khatib, un monologue d’apparence toute simple sur le rapport mère-fils au moment de la mort. Et de Tigern de Gianina Carbunariu mis en scène par Sofia Jupither, caricature géniale des préjugés racistes. L’un recherche le « non-jeu », la vérité distanciée du témoignage filtré par la recherche ironique du « langage vrai ». L’autre assume la théâtralité, contrôlée, du jeu d’acteur pour la mettre au service d’une fable animalière à haute valeur politique ajoutée. Leur seul point commun, au-delà de leurs différences : ils « sonnent » terriblement « juste », vous invitant l’un à revoir votre rapport à l’intime…et au langage, sans recherche ….apparente. L’autre, votre rapport aux autres à un moment où un racisme puant envahit le champ politique, langage compris.
« Finir en beauté » : dépasser l’anecdote pour mieux l’insinuer.
La mort (d’une mère, par exemple), le deuil : un champ de mines pour lieux communs un peu boursoufflés, de bonne ou mauvaise conscience. On en est tous là : comment résister à un bouleversement intime, comment faire face ? La » Pièce en 1 acte de décès « porte, dès son titre, le charme de la mise à distance. Et si vous ne pouvez pas participer ce soir, au Rideau de Bruxelles, à ce petit moment d’émotion en suspens, achetez le texte intégral, publié d’abord par les Editions de L’L, un lieu de création belge qui fête ses 25 ans ou, depuis son succès, aux « Solitaires intempestifs ».
Exemples de ce beau texte :
D’avoir dit à ma mère qu’elle était médicalement condamnée a-t-il accéléré le processus de fin ? Est-ce que je porte la culpabilité de cette annonce ? Je ne le crois pas.
» Beaucoup d’êtres m’aiment encore, mais ma mort ne tuerait aucun d’entre eux « (Barthes). Ne pas dire deuil, trop psychanalytique. Je ne suis pas en deuil, j’ai du chagrin…
Les parents se demandent toujours s’ils ont été de bons parents. Mais nous, est-ce qu’on a été de bons enfants ? On a été des enfants au niveau, nous ? On a été des enfants olympiques, nous ?
Attention, le spectacle n’est pas du tout un « recueil de citations » de moraliste : il raconte dans un ordre strictement chronologique, petite anecdote après petite anecdote, dégraissées de tout pathos, les étapes de la mort et les rapports particuliers mère/fils qui se tissent. Mais il dessine aussi une famille et une communauté marocaine prise dans les contradictions des coutumes musulmanes et « laïques ». Jusqu’à cet imam récitant une sourate du Coran avec dans l’autre main…un portable. Mais le charme et la justesse de ce spectacle rare viennent aussi et surtout de la position du » narrateur-auteur « , qui se refuse à « faire l’acteur » avec pour tout instrument de narration et scénographie une camera et un écran sans autre image que la traduction- écrite- des paroles de la mère entendues dans le lointain. Un appel à notre imagination qui nous oblige à intérioriser une douleur, distanciée par l’humour du narrateur. Au premier degré, ça marche…mais Mohamed El Khatib, disciple de Barthes, ne nous laisse jamais au degré zéro de l’émotion. Une heure de travail sur soi dont on sort comme revigoré par tant d’intelligence concrète. Comme s’il mettait en musique, sans romantisme mais non sans émotion, le programme baudelairien : Sois sage ô ma douleur et tiens-toi plus tranquille « .
Finir en beauté (Mohamed El Khatib) au Rideau de Bruxelles jusqu’au 4 mars****
NB : ce spectacle emblématique d’un Franco-Marocain a été conçu dans un théâtre laboratoire belge, L’L, créé il y a 25 ans par Michèle Braconnier. Un anniversaire fêté aux Halles de Schaerbeek les 22 et 23 avril avec, entre autres Mohamed El Khatib. Dont le spectacle, traduit en plusieurs langues circule au Maroc, au Mexique, au Chili, en Grande Bretagne et aux Etats-Unis. En passant 2 jours seulement au Théâtre ce Namur (2/3 septembre).
Christian Jade RTBF.be
Tigern*** caricature sociale 2.0
– © DR
Cette jeune Roumaine de 39 ans, Gianina Carbunariu est la vedette, internationale, de l’ère après-Ceaucescu. A l’opposé d’El Khatib elle assume la » théâtralité « , qui n’est pas emphase pompeuse. Et la metteuse en scène …suédoise, Sofia Jupither dispose d’un staf d’acteurs de son pays, tous remarquables. Au pays de Strindberg et d’Ingmar Bergman, la force théâtrale des acteurs semble inscrite dans les gènes : justesse, punch, mordant. Faut dire qu’il y a de quoi mordre à décrire la petite société raciste anti « nomades », qui n’est pas le propre de la Roumanie, même si le problème » rom » y trouve sa source. Depuis lors c’est l’Europe qui est infectée. Pratiquement sans décor, on est dans le corps du tissu social entre haine de l’autre, folies intimes, agressivités caricaturales. Et fable : le Tigre rode mais il n’est qu’une partie de nous-mêmes. Esthétiquement c’est pas du tout réaliste mais plutôt métaphorique puisqu’on part du « plan » commenté et projeté d’une ville gangrénée et ça se termine par le même plan projeté dans le ciel étoilé. Entretemps les acteurs ont revêtu la peau de l’animal pourchassé ? C’est féroce comme une toile de Daumier ou une caricature de Charlie Hebdo (ou des caricatures …danoises) avec un délire verbal de haut niveau qui franchit bien toute traduction.
« Tigern » de Gianina Carbunariu au Théâtre National jusqu’au 4 mars/
Christian Jade (RTBF.be)
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