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Festival de Liège. « Les Estivants » d’après Gorki. Petits bourgeois en désarroi, hier et aujourd’hui. ***

Cela fait trente ans que je n’avais plus vu « Les Estivants » de Gorki, montés en Belgique sur un scène professionnelle francophone. En 1988, Philippe van Kessel, pour sa dernière mise en scène à l’Atelier Ste Anne, avant de diriger le Théâtre National, proposait une version bouleversante de ce groupe de petits bourgeois russes paumés. En France, Eric Lacascade, Gérard Desarthe et… TG Stan y reviennent. Au Festival de Liège, une chance est donnée à un groupe de jeunes acteurs qui font de ces estivants un vigoureux « autoportrait » de groupe posant les questions d’une époque incertaine.

Tchekhov, le médecin humaniste, avait de l’estime pour Gorki, d’origine modeste parvenu à se hisser dans intelligentsia moscovite et qui finira chantre de Staline. En 1902, « Les Bas-Fonds » de Gorki avaient fait le buzz en mettant en scène des pauvres. En 1904, Tchekhov, auteur d’une vingtaine de pièces, meurt à 44 ans après la représentation de sa dernière pièce « La Cerisaie ». « Les Estivants » (1904 aussi) sont comme une suite et un hommage à Tchekhov. Ils semblent les héritiers directs de Lopakhine, le moujik parvenu de « La Cerisaie  qui veut racheter le domaine, abattre les arbres pour en faire des datchas…. où se déroulent les vacances des « estivants ». Eux aussi viennent du peuple mais se sont cultivés et enrichis et pour la plupart sont très fiers de leur statut de petit bourgeois et de leur droit à la paresse et à la futilité d’un discours creux. Il y a là un médecin, un ingénieur, un propriétaire, et leurs femmes respectives qui les trompent ou pas. Les maris sont souvent « gros lourds », caricaturaux et donc drôles. Les femmes sont beaucoup plus intéressantes, l’une risquant l’adultère, une autre folle de poésie, une autre passionnée par le changement social. C’est l’une d’elles Varvara, opposée au poète cynique Chalimov qui rompra le ronron ambiant au 4è acte et obligera chacun à déposer son masque et à se définir socialement. Les personnages tchekhoviens perdus dans leurs discussions un peu vagues sont soudain pris d’une rage « gorkienne ». On est en 1904, à quelques mois de la première Révolution russe de 1905, avec son « dimanche rouge » en janvier, son Cuirassé Potemkine au printemps et son Manifeste d’Octobre après une grève générale. Et à 12 ans de la 2è Révolution d’Octobre. Gorki, converti au bolchevisme, n’écrira plus que 2 pièces, en 1905 (« Les enfants du Soleil » et « Les Barbares »).

Une mise en scène prometteuse de Marie Devroux, qui joue le groupe, le rythme, l’élan.

Festival de Liège les Estivants (Gorki) m e s Marie Devroux.

Festival de Liège les Estivants (Gorki) m e s Marie Devroux. – © ‘cà Dominique Houcmant

En 1904, le final des « Estivants » est prémonitoire des lendemains qui chantent…et déchantent. Aujourd’hui, de gauche ou pas, nous sommes tous des petits bourgeois sans grand espoir de changement au contraire de 1905. Alors que dit cette pièce à des jeunes de moins de trente ans, comme Marie Devroux, à peine sortie de l’ESACT de Liège (assistante d’Adeline Rosenstein) et ses potes de Liège et Lyon ?

« J’y vois, dit-elle des contradictions présentes au sein de la classe moyenne dans laquelle j’ai grandi… J’y reconnais nos changements d’avis, la conscience que nous avons des inégalités qui régissent notre société, notre difficulté à agir sur ces injustices et notre volonté de se réapproprier nos existences. Mon but est de ne créer aucun jugement moral face aux différents personnages, mais plutôt de dérouler joyeusement, en intelligence entre ces estivants et le public, les contradictions qui les -nous- traversent. »

La mise en scène qu’elle en tire est musicale. Le texte est comme une partition chorale où le groupe est parfois symphonique, jouant sur l’ensemble, au centre. Ou souvent divisé en petites cellules d’hommes, de femmes ou des duos, trios ou quatuors, répartis tout au long du grand espace du Manège. Avec une rhétorique efficace, très « française », un peu « Cour d’Honneur » (enfin on articule et projette bien dans l’espace sans micro, à voie nue), ils circulent, s’observent de loin ou de près, jouent avec le public, ces autres « estivants ». Côté Cour, une immense table est occupée « stratégiquement » par un « serviteur » quasi muet, Sacha qui fait circuler des zakouskis et du vin tout en préparant un repas final avorté… offert au public. Il donne du rythme à l’ensemble avec une souplesse de …circassien et orchestre doucement une énorme bouffe … ratée. Pas un hasard s’il pose aussi au piano le thème initial de la « Grande Bouffe » de Ferreri, un film qui parle de « suicide social ».

 Au total, un travail de fin d’études retravaillé avec bonheur, bourré de talents divers. Les performances individuelles de chacun (e) sont inégales mais le dynamisme de groupe est bien là avec un goût de vivre ensemble communicatif. On retient donc Marie Devroux (et sa petite bande), assistante d’Adeline Rosenstein, qui revendique TG Stan et le Raoul Collectif comme modèles. Il y a pire référence /ambition.

NB : pas (encore) de circulation promise à ce spectacle. Parier sur 10 jeunes acteurs c’est le propre d’un estival, comme celui de Liège. Une vitrine étendue à toute la jeune création.

Avec deux spectacles qui circulent au Théâtre des Doms en juillet : « Des caravelles et des batailles »(Benoît Piret, Elena Doratiotto) et « On est sauvage comme on peut « (Collectif Greta Koetz)

Cet article est également disponible sur www.rtbf.be

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