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KFDA 2016. Carnets de route/6. Et si on parlait (géo)-politique ?

Quid de commun entre une expo/photo sur le Congo (Urban now de Sammy Baloji et Filip De Boeck) et un spectacle sur la « Guerrilla » (de la compagnie catalane El Conde de Torrefiel) ? Une réflexion, sérieuse et/ou ludique, sur les traces du colonialisme ou sur le futur proche de notre « belle jeunesse ».

Guerilla (El Conde de Torrefiel): la guerre dans nos cranes alors que le corps exulte.

A première vue, c’est une valse à trois temps: d’abord un groupe de jeunes Bruxellois s’installent sur des chaises blanches, face au public. L’occasion d’en caractériser quelques-uns pour les mettre dans le flux de l’Histoire. Jamais ils n’auront la parole puisque leurs pensées défilent sur un écran. Une partie du même groupe s’adonnera ensuite aux joies du tai-chi. Enfin la majeure partie du spectacle les verra réunis pour une immense « rave party », 1 heure de musique électronique soutenue pour rendre cette masse, vue de dos, à la fois dynamique, compacte, agitée et sans autre but que le présent jouissif.

En contraste avec cette apparente unité du groupe, quelle que soit son activité physique, le commentaire, qui défile sous nos yeux, donne la mesure de l’agitation et des contradictions qui règnent  dans leurs cerveaux. Tout est censé se passer en un très léger décalage par rapport à aujourd’hui, entre 2019 et 2023. On y suggère des bouleversements géopolitiques et de nouvelles alliances qui mettraient l’Europe en danger. On y constate, sans émotion particulière, l’extension systématique du terrorisme qui favoriserait l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite en Europe. Avec cette formule savoureuse : le catholicisme est « rétro », le fascisme « vintage » (comme la mode) et le terrorisme islamique « trendy ». Attaque en règle aussi contre les élites bobo qui déifient le prolétariat sans l’avoir jamais fréquenté. Les attaques partent dans tous les sens avec un curieux message commun : la guerre ou la guérilla font partie de la nature animale et humaine et donc la paix est une illusion. Pessimisme radical ? Sans doute. Ou ironie agressive pour nous réveiller ? Il y a surtout une grande part de provoc dans ces énormités qui défilent sur l’écran de la  » pensée commune « : au fond où vous situez-vous, vous public dans ce flot, face à ce miroir tendu? Jusqu’à quel point vous partagez ce pessimisme existentiel ? Ajoutez un contre-point délicieux où on entend, en italien non traduit, le pape du formalisme post-post-moderne, Romeo Castelucci plaider, en gros, pour un art où la forme EST le fond. Un discours en concurrence avec un écran qui dit le contraire !

Le nouveau spectacle d’El Conde de Torrefiel nous a peut-être moins séduits que  » Après avoir visionné un film de Michael Hanneke un des grands moments du KFDA 2015. Mais on aime cette façon apparemment désinvolte mais très structurée de nous confronter à de rudes vérités et à nos vraies contradictions. Une forme post-post-moderne pour une réflexion classique sur l’Etat du Monde. Mais alors que le « Hanneke » précédent traitait surtout de l’individu et de ses souffrances, « Guerrilla » s’attaque, avec un humour froid, à nos visions collectives, nos fantasmes, nos craintes et notre désarroi. Sous la simplicité parfois caricaturale de la réflexion il y a une forme intéressante pour insinuer un fouillis de contradictions. Ces Catalans ont un humour noir qui les rapproche du grand Jonathan Swift et de sa « modeste proposition » pour résoudre le problème irlandais en mangeant les enfants. Quand la politique/fiction frôle l’absurde on est à la bonne distance pour explorer ce champ de ruines.

« Guerrilla » (Compagnie El Conde de Torrefiel), au Beurs (20H30) jusqu’au 22 mai.

Christian Jade (RTBF.be)

Urban Now :City life in Congo. Comment accommoder les «restes coloniaux» dans la ville…et dans les mines.

– © Sammy Baloji

L’expo du photographe Sammy Baloji et de l’ethnologue Filip De Boeck se compose de récits variés basés sur de splendides photos de Baloji et sans aucun commentaire sur les murs. Un parti pris qui m’a incommodé, compensé par une excellente introduction distribuée au début. Conseil : lisez d’abord car pour moi les photos ne  » parlent  » qu’après avoir compris leur contexte. Exemple : la Tour idéale, une utopie concrète, très belle, surprenante est accompagnée d’un interminable documentaire de 70 mn que 10 lignes d’explications murales auraient avantageusement remplacé ou alors une vidéo de 10mn. On voit aussi des gens qui habitent sur les tombes du cimetière de Kintambo : la qualité des photos ne permet pas de comprendre ce paradoxe. La Cité du Fleuve et toutes les magouilles financières qui l’entourent ne sautent pas aux yeux du profane pas plus que le pouvoir, surprenant, des chefs de terre (portraits savoureux) expliqués non sur les murs mais dans le papier d’introduction.

Autre petit conseil : commencez l’expo par la fin, le 4è étage : une très belle vidéo de 28 mn explique le pouvoir disparu des chefs de la petite localité de Fungurume, au Katanga. Le discours calme des chefs déchus qui vivaient de l’exploitation artisanale du cuivre et du sel est  entrelardé de documents d’époque coloniale et ponctué par les bulldozers…actuels, d’une société qui démolit leur territoire sous nos yeux. 15.000 personnes chassées… sous peu par une société minière en 2015. Tout est dit par l’image et le discours des chefs. Le colonialisme dont se plaignent ces chefs a pris d’autres formes purement économiques mais non moins cruelles. Cette vidéo à elle-seule vaut le déplacement.

Tout comme, dans un petit coin, juste en descendant du 4è étage, on aperçoit une seule photo d’époque où des noirs gisent à côté d’un tas de moustiques morts. Là encore pas d’explications au mur sinon dans le petit prospectus : pour pouvoir travailler à l’Union Minière du Katanga, devenue Gécamines, en 1929, chaque ouvrier devait apporter de la « cité » noire 50 moustiques par jour être nourri ! Une façon d’empêcher l’extension des maladies tropicales aux blancs logés  …500 mètres plus loin, distance infranchissable pour les dits moustiques !! Des vues aériennes de Lubumbashi laissent encore voir ces corridors sanitaires…et raciaux.

Résumé : une splendide exposition, incontournable pour qui s’intéresse au Congo passé et actuel. Mais il faut lire 5 petites pages bien faites avant d’y entrer pour la savourer pleinement. Et pour les passionnés un livre en anglais de Filip De Boeck illustré de photos de Sammy Baloji.

Urban Now :City life in Congo. (Sammy Baloji et Filip De Boeck).

Au Wiel’s jusqu’au 29 mai.

Christian  Jade(RTBF.be)

Cet article est également disponible sur www.rtbf.be

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