• Théâtre  •  » Les Mains Sales » de Sartre : étonnant, beau, drôle, décapant, actuel. P. Sireuil magicien.

 » Les Mains Sales » de Sartre : étonnant, beau, drôle, décapant, actuel. P. Sireuil magicien.

Mort, le théâtre politique ? Ennuyeux, le théâtre engagé, dopé à la philosophie existentialiste ? Philippe Sireuil et une remarquable troupe de comédiens suisses et belges font des « Mains Sales » un coup de poing violent… et drôle, dans une actualité politique sinistre.

Critique:****

Dans mon souvenir (vraiment très ancien, Sartre n’est plus à la mode depuis belle lurette), ce règlement de comptes entre deux communistes, le pragmatique et l’idéaliste, dans un contexte de guerre froide, était « daté ». Mais la mise en scène de Philippe Sireuil nous rafraîchit la mémoire et fait découvrir les facettes insoupçonnées de ce beau texte, aux registres multiples.

Au centre, le meurtre d’un dirigeant communiste « réaliste », Hoederer, par un jeune idéaliste, Hugo…manipulé par un dur du parti. Hoederer, à la fois stalinien et pragmatique, un « social- traître », comme on disait, est prêt à composer, provisoirement, avec de vieux fascistes, pour mieux installer ensuite, le communisme.. La femme d’Hugo, Jessica, séduite par la maturité de Hoederer fait basculer le « destin ». Attentat politique ou passionnel?

Le pays « imaginaire » de l’action fleure bon son Europe centrale, souvent alliée objective du fascisme, pendant la guerre 40/45, avant de basculer dans le communisme : c’est « la » racine de la guerre froide.(1945/1991)

Politique, morale : message brouillé.

Alors, seulement historique, anecdotique, dépassée, cette histoire de « collaboration avec l’ennemi » et de règlement de comptes politique ? En Europe le démembrement récent de la Yougoslavie et l’actuelle guerre d’Ukraine mais aussi le retour d’influence et parfois l’arrivée au pouvoir d’une extrême droite nationaliste, sans compter le cynisme financier généralisé, redonnent intérêt et vigueur à ce débat entre « morale » et « politique ».

C’est toute l’habilité de la mise en scène de Sireuil : sans faire éclater le cadre initial, il lui donne une intensité et une sensibilité actuelles, « sans forcer ».

 

Un thriller politique, une comédie, un mélo tendre, une esthétique intelligente.

La scénographie de Didier Payen d’une beauté efficace permet au grand « luministe » Sireuil de glisser d’un climat à l’autre, dramatisant l’action comme un roman policier, l’éclairant ensuite d’une douceur érotique, ménageant des surprises par le déguisement et le parler hilarants des gardes du corps, dont Thierry Hélin, irrésistible, caricature de ces bourreaux masqués qui envahissent nos télés…réalités. Caricature aussi la « négociation » entre fascistes et communistes, dominée par un Itzik Elbaz « construit », comme les autres, par une géniale artiste costumière, Anna Van Brée. Enfin les changements de décor s’accompagnent de citations cinématographiques, de Truffaut au western, autant de clins d’œil très « justes » pour éclairer le texte de Sartre. Tous ces contrastes ménagent des surprises bienvenues et donnent à la réflexion politique de base un phrasé et un rythme étonnants.

Une interprétation transcendante.

Mais surtout la distribution transcende la pièce en donnant à la discussion politique et morale une belle intériorité. Ils ont des idées mais ce ne sont pas des abstractions, comme on le reproche souvent à Sartre. Le duo Hoederer/Hugo trouve en deux comédiens suisses, Joan Mompart-Hugo- et Roland Vouilloz- Hoederer, une incarnation vibrante et une curieuse fascination réciproque. Le tourmenté angoissé, Hugo, n’est pas si éloigné du « réaliste » Hoederer et le final achèvera de les réconcilier. Enfin le rôle de Jessica permet à la jeune Berdine Nusselder de donner toute la mesure de son talent. D’origine hollandaise, formée à l’Insas, elle parle le français avec l’accent charmeur de Jane Birkin avec la blondeur pulpeuse craquante de Marylin Elle passe en douceur de son statut de femme enfant capricieuse à celui de femme libre et responsable. Une grande performance.

Philippe Sireuil redonne donc à Sartre force, beauté et humour. Incontournable.

« Les mains sales » de Sartre, au Théâtre des Martyrs jusqu’au 28 novembre

www.theatredesmartyrs.be/

Christian Jade (RTBF.be)

Cet article est également disponible sur www.rtbf.be

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