• Théâtre  • « Ombre »:Orphée en rock star narcissique, Eurydice en écrivaine dominée. Douleur et beauté ***

« Ombre »:Orphée en rock star narcissique, Eurydice en écrivaine dominée. Douleur et beauté ***

Voici le mythe antique de l’Amour éternel  fracassé par une iconoclaste autrichienne, Prix Nobel de littérature 2004. Avec l’aide de Kathie Mitchell qui projette le mythe dans un dédoublement de personnalité et une atmosphère visuelle proche de Lynch.

Elfriede Jelinek  donne la parole à Eurydice, simple  » ombre « , aimée  d’Orphée,  chéri du Dieu solaire, Apollon. Traditionnellement la petite nymphe des bois est honorée de l’amour d’un musicien et poète d’exception qui franchit tous les obstacles pour aller la chercher au fond des Enfers. Et s’il la perd, c’est encore par excès d’amour, pour avoir désobéi aux dieux des Enfers. ll finit dévoré par les Ménades, des femmes ivres de sexe, jalouses d’Eurydice.

Elfriede Jelinek n’aime pas ce mythe patriarcal où l’homme est  » sublime  » dans toutes ses actions et intentions et la femme, passive et muette, simple objet de désir. Alors Eurydice, morte d’une morsure de serpent, devenue ombre, sans corps et sans voix, tire sa force de cette faiblesse. Par son statut d’écrivain, elle  revit ce cauchemar, une vie de souffrance avec un chanteur rock, sorte d’Orphée moderne, caricatural, macho assoiffé de sexe qui a besoin d’elle, passive, avant chaque concert. Mais par sa mort, elle ne sera plus son objet, c’est sa revanche,  » Désormais mon moi, cet objet, n’existe absolument plus…il va devoir accepter le caractère douloureux de cette séparation, il va devoir s’y résigner  » Elle jubile :  » : je le connais…  il ne veut pas me lâcher, même en tant qu’ombre…sans moi il ne peut plus s’apprécier à sa juste valeur « .Et elle se venge aussi de ce troupeau de jeunes  » Ménades  » assoiffées de sexe qui  poursuivent  son chanteur à chaque concert :   » les petites filles, cette horreur nue, cris stridents, redoutables au sortir de leurs gueules de poisson stupides, grandes ouvertes, qui sentent le dentifrice..Elles abattent le chanteur, le piétinent…elles sont la frayeur en personne « 

Ce texte fort, agressif, est une sorte de rêve éveillé, le monologue intérieur d’une morte qui a enfin droit à la parole. Femme-objet, enfin sujet, par la disparition du corps : un thème féministe que partagent et l’auteur et la metteuse en scène Katie Mitchell qui le traduit à sa manière: un film en train de se réaliser en direct avec échange entre la scène de théâtre et l’écran de cinéma. Côté jardin émane la voix de la narratrice enfermée dans une étrange cabine transparente.  Avec quatre  niveaux de lecture (le texte, les actions théâtrales, leur reproduction à l’écran et la meute  » infernale  » des cameramen qui fabriquent le récit) et surtout un personnage central dédoublé, une morte vivante, on n’est pas loin de l’univers de Lynch. Avec, un clin d’œil, dès le départ : un générique à la Lost Highway rythmera la narration de cette plongée en enfer, à partir d’une belle petite voiture blanche (une Coccinelle !) d’où  surgit, non Patricia Arquette et son saxophoniste Bill Pullman mais l’émouvante actrice de la Schaubühne, Jule Böwe et son  » chanteur  » Renato Schuch. Cette apparente complexité fonctionne à la perfection tant les différents niveaux du spectacle sont subtilement coordonnés et insinués en nous. Katie Mitchell, metteuse en scène anglaise,  » foudroyée  » par un séjour à Paris au milieu des années 80, confie à  » Libération  » : « Le matin, j’ai rencontré Peter Brook, l’après-midi j’ai vu le dernier spectacle de Tadeusz Kantor et le soir j’ai découvert pour la première fois Nelken de Pina Bausch. Bref, cette journée a changé ma vie. » A 54 ans, avec de pareilles racines, sa technique très particulière, adaptée à chaque sujet, et ses convictions féministes, elle fait les beaux jours des grands théâtres et opéras européens, de Londres à Berlin, de Paris à Avignon et Aix, où Bernard Foccroulle l’accueille depuis 2012. Cet été elle présentera à Aix  » Ariadne auf Naxos  » de Richard Strauss. Ses  » Bonnes  » de Jean Genêt, sont passées à De Singel à Anvers avant Avignon en 2017.  Alors un jour en Belgique francophone, Katie Mitchell ?

Schatten (Eurydik sagt)/Ombre (Eurydice parle), d’Elfriede Jelinek, mise en scène de Katie Mitchell, au Théâtre de la Colline, jusqu’au 28  janvier.

Christian Jade (RTBF.be)

 

Cet article est également disponible sur www.rtbf.be

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