• Théâtre  • « Trilogie Mozart Da Ponte ». La punition du machisme. Une performance risquée mais forte.

« Trilogie Mozart Da Ponte ». La punition du machisme. Une performance risquée mais forte.

L’issue (provisoire) le 24 février du procès Weinstein, reconnu coupable de viol, justifie dans les faits l’initiative de l’intendant de la Monnaie, Peter De Caluwe programmant un cycle Mozart centré sur Don Giovanni, un pervers organisé. Les fameuses « mille tre » (1003) conquêtes du « catalogue » annoncent les 84 victimes de Weinstein acceptant de témoigner à son procès (sans compter les autres). La trilogie Mozart/Da Ponte menée tambour battant mérite un coup de chapeau pour son audace conceptuelle très actuelle. Pour autant, l’adaptation des « Noces », de « Cosi » et de « Don Giovanni » réalisée par le duo Clarac/Deloeil est-elle une réussite ? Oui et non. Nuances.

La réponse est oui, si on parle du concept global qui valait la peine d’être testé : trouver les analogies entre les trois œuvres et tenter de les unifier en les faisant ruisseler l’une dans l’autre. La réponse est « réussite partielle » si on passe de la théorie à la pratique. Le « théorème » est intéressant mais sa démonstration force l’œuvre vers un pan-sexisme un peu lourd.

Conceptuellement ça marche plutôt bien pour les « Noces », en accroche, sauf pour l’excès d’infos qui nous submerge (voir notre critique du 20 février) et pour « Don Giovanni » en final de la trilogie, qui élargit le champ et va jusqu’au bout de la logique.  Les deux mâles (nobles) dominants, Almaviva et Don Giovanni ont effectivement le même profil psychologique sadique et la même volonté animale d’affirmer leur supériorité sur les femmes par le droit de cuissage (sur Suzanna, et Zerlina,) ou le viol (sur Donna Anna, fille du Commandeur).

« Cosi fan tutte » résiste à la démonstration sado-maso globale.

– © Forster

Dans « Cosi », le mâle dominant est un idéologue cynique, Don Alfonso, tenancier d’une bibliothèque de rue queer, qui affirme l’infidélité « ontologique » des femmes et leur cynisme, bref leurs vertus « masculines » induites, également partagées par sa complice Despina. Or, les délicieuses et malicieuses Dorabella et Fiordiligi, ici deux youtubeuses fréquentant le magasin de fringues de Despina, n’ont pas besoin de l’idéologie contemporaine queer et sado-maso de la version Clarac/Delteil pour prouver leur égalité avec les hommes. Mozart rend déjà évidents le joyeux cynisme féminin des deux sœurs et l’égalité des sexes dans un triomphe de l’amour lucide. « Cosi fan tutte«  contient dès l’origine un renvoi à l’expéditeur, un concept « Cosi fan tutti« , accentué et mis en perspective contemporaine par le duo Clarac/Deloeil,

Du coup, les « citations » des deux autres opéras fonctionnent moins bien dans « Cosi » et la seconde partie se vit comme un « Cosi » plus classique, une occasion d’apprécier calmement la qualité des interprètes. La mezzo Ginger Costa-Jackson confirme en Dorabella la fougue, la présence scénique et la grâce d’une voix volontaire et souple déjà présentes dans son Cherubino. La soprano Lenneke Ruiten en Fiordiligi, la moins cynique des deux, déploie un beau lyrisme, plus difficile à insuffler à la Donna Elvira de « Don Giovanni », soumise et masochiste.

 « Don Giovanni » clé de voûte d’une version moulée sur l’actualité.

– © Forster

Le mythe de Don Giovanni est la matrice et la clef de voûte de l’ensemble. Le point de départ est pris à l’actualité : les abus de pouvoir sexuel de Weinstein et de quelques autres célébrités comme DSK transforment le Don Giovanni originel, libertin cynique (et métaphysique) en un tenancier de club sado-maso où s’exhibent des créatures féminines accrochées à leur mât de pole dance.

Tout le casting des trois opéras passe par ce lieu, central, obsessionnel, qui livre une métaphore assez plate du personnage et contamine les autres. Donna Anna consent à son viol, son fiancé Ottavio est un voyeur, Elvire ophtalmologue maso soigne l’aveuglement métaphorique de Don Giovanni. Zerline est une ravissante musulmane voilée et Masetto un tatoueur. Le plus « classique », Leporello son complice est le quasi « jumeau » physique de Don Giovanni. Quant au Commandeur, il prend le visage grimé d’Alfonso, propagandiste des nouvelles théories du genre qui dans la scène finale ressemble furieusement au « Joker » d’un film récent.

La philosophie « implicite », c’est que les rapports de force masculin/féminin ne trouveront une solution que par le mélange des deux natures masculines et féminines et l’esthétique queer. Une autre façon de rejoindre l’actualité ? Un point de vue en somme. Une liaison dangereuse diront d’autres. Je suis sensible au culot du propos mais gêné par la surcharge didactique et l’évaporation fréquente de l’émotion au profit de l’idée qui frise parfois la caricature.

Qu’on bouscule Mozart et ses intrigues de base ne me dérange pas outre mesure quand un autre « artiste », comme Castelucci ou Warlikowski, dialogue avec la statue du commandeur Mozart, quitte à le bousculer. Ici, on a plutôt affaire à deux « chroniqueurs » astucieux, Jean Philippe Clarac et Olivier Deloeil, qui transforment Wolfgang Amadeus en un pré-féministe des Lumières plongé dans le zapping actuel sans respiration ni réflexion. Leur performance incontestable ne me heurte pas mais me laisse un peu sceptique.

Un point capital : la musique triomphe dans cette aventure. Face aux anachronismes goguenards des maîtres du jeu, les interprètes font mieux que se défendre. Simona Saturova est aussi élégante, de présence et de voix en Donna Anna qu’en Comtesse Almaviva. Sophia Burgos aussi futée et délicieuse en Zerline qu’en Suzanne. Et le duo Björn Bürger (Don Giovanni/Almaviva) /Alessio Arduini (Figaro, Leporello) est vocalement impeccable et scéniquement très complice. Tou(te)s les  » performeurs/euses  » défendent deux opéras exigeants par semaine pendant cinq semaines et Antonello Manacorda dirige l’orchestre de la Monnaie avec une précision rassurante. Il a d’autant plus de mérite qu’il doit parfois aller chercher ses interprètes, au sommet d’un énorme édifice où on les devine plus qu’on ne les voit.

Au total une performance musicale doublée d’une provocation scénique : c’est la griffe de Peter de Caluwe revendiquée dans un livre récent de Stéphane Renard ( » Opéra. Passions et controverses  » éd. Racine). Son crédo : Mes choix sont et resteront offensifs parce qu’une telle démarche se nourrit de créativité, laquelle va toujours à l’encontre des replis défensifs.

« Trilogie Mozart /Da Ponte  » (Le Nozze di Figaro, Cosi fan tutte, Don Giovanni)

A la Monnaie jusqu’au 28 mars.

En streaming sur Opera Vision à partir du 19 mars et disponible pendant 6 mois

–  Così fan tutte le 19 mars

–  Le nozze di Figaro le 21 mars

Don Giovanni le 24 mars

Cet article est également disponible sur www.rtbf.be

POST A COMMENT