» Bruxelles, printemps noir » (J.M.Piemme): une symphonie grinçante, une architecture lumineuse de Philippe Sireuil ***
En trente ans de carrière et 60 pièces à son actif, Jean-Marie Piemme a abordé tous les thèmes et pratiqué tous les styles, avec une prédilection et un franc succès pour des dialogues philosophico-politiques, entre Brecht et Diderot. » Toréadors « ou » Café des patriotes » s’insinuaient dans le territoire de l’extrême droite pour mettre à nu sa xénophobie imbécile. » Dialogue d’un chien avec son maître « allait encore plus loin dans la dérision jubilatoire, canardant joyeusement tous les rapports de force politiques et pas seulement ceux qui se jouent à l’extrême-droite.
Critique:***
Sa dernière œuvre » Bruxelles, printemps noir » s’inscrit dans une veine politique différente : un thème d’actualité dite » brûlante « , qui prédispose et au pathos et au » théâtre documentaire » dont il ne veut pas. Alors comment relever ce double défi ? En » fictionnalisant » cette réalité, tenant à distance l’émotion pour mieux en rendre compte. Ma pièce, dit Piemme, est construite sur une sorte de métaphore. Tu prends un caillou, tu le jettes dans un lac, et ça donne des cercles concentriques. Ici c’est la litanie des vies interrompues. Tu te diriges banalement vers une station de métro, et tes réflexions de vie quotidienne s’interrompent puisque ta vie s’évapore. Il y a 32 répliques pour 32 victimes dont les phrases sont interrompues au milieu d’un mot, d’une syllabe. C’est une sorte de litanie de banalités puisque tout le monde est banal dans la rue ou dans le métro.
Cette litanie n’est pas » jouée » mais sobrement projetée, écrite sur un grand écran « . Sur scène un chœur d’une vingtaine de comédiens nous a d’abord fait croire à l’allégresse insouciante et unanimiste de » Bruxelles ma belle « , en contraste rapide à la mortelle « litanie « . On retrouvera ce chœur, totalement désuni, au final, comme dans une » partie de Facebook « , une immense cacophonie d’échanges, sur le thème du terrorisme. Un seul terroriste, à la dialectique mortelle, apparaît, simple projection vidéo : le visage en gros plan d’Itsik Elbaz, terrifiant de sobriété implacable. Mais le vrai sujet n’est pas là : » Le thème central, dit Piemme, c’est au fond comment cet événement extraordinaire dépasse complètement ceux qui le vivent. Autre thème : comment un tel événement nous transforme, fait qu’on n’est le plus le même qu’avant ?
Une mosaïque de scénettes, unifiées par l’intelligence scénique de Philippe Sireuil.
– © Alice Piemme
On assiste à une mosaïque de scénettes, qui multiplient les angles parfois comiques, comme ces marionnettes caricaturales de politiciens, à l’effet trop facile. Les trois Parques, en danseuses de la mort sont plus drôles, tout comme l’autodérision de l’Auteur. On nous met aussi dans l’œil de la caméra de surveillance, une excellente séquence où éclate le savoir-faire de Philippe Sireuil, le complice de toujours de Piemme. Il parvient à unifier le texte disparate de l’auteur pour en faire une belle symphonie de petits instants vécus et métaphoriques. Comme cette » Sainte famille » où le sacrifice d’Abraham vient élever le débat d’un trio familial. Ou ce surgissement de la Mort, magistralement incarnée par Jean-Pierre Bodson, en femme prisonnière d’une immense robe noire. Le quotidien et le mythe se rejoignent alors en souplesse et Philippe Sireuil s’appuie sur une scénographie à la fois belle et fonctionnelle de Vincent Lemaire pour donner à une vingtaine d’acteurs hyper-motivés l’élan, et la capacité de passer en douce du tragique au comique voire au dérisoire. Sans ce coup de pouce magistral, cette intelligence scénique, ce sens du rythme et de la musique, le texte de Piemme aurait pu sombrer dans le prosaïsme, l’insignifiance, voire le chaos. Mais les deux complices se connaissent bien et s’estiment. Piemme résume ainsi leur amitié faite d’une complicité très ancienne.
» Nous sommes comme deux vieux joueurs de tennis qui savent très bien où le partenaire va se trouver quand la balle va tomber. Je connais sa manière de faire ressortir l’essentiel d’une
scène en captant dans le texte ce qu’il faut mettre en valeur. Il est particulièrement doué pour mettre en scène les rapports de force, qu’il décode facilement « .
Au départ le défi était de taille : s’attaquer à un thème tragique, surchargé de références d’actualité, à mettre à distance. Parler politique, société et mythologie. Associer la foule meurtrie et l’homme, la femme en quête de sens. Le kaléidoscope proposé a ses creux et ses faiblesses. Mais la vision de Sireuil donne à l’ensemble une cohérence d’une haute tenue et prouve, une fois de plus, sa maîtrise de la direction d’acteurs : 20 en scène, d’horizons différents, et une belle symphonie des corps et des voix.
» Bruxelles, printemps noir » de Jean-Marie Piemme, mise en scène de Philippe Sireuil.
Au Théâtre des Martyrs jusqu’au 31 mars.
Info: http://theatre-martyrs.be/
Christian Jade (RTBF.be)
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