« Et la tendresse, bordel ? ». Courez voir « Loin de Linden » (V. Mabardi) et « L’Enfant sauvage » (C.Delbecq). Deux forts textes de femmes ***
Deux vieilles dames que tout oppose et qui ne se sont rencontrées qu’une fois dans leur vie, sont convoquées par leur petit-fils pour vider un vieux contentieux familial. Ca pourrait sentir le fond de grenier un peu poussiéreux ou se contenter d’une opposition binaire simpliste : la paysanne flamande contre la bourgeoise francophone. C’est tout le contraire qui se passe avec le beau texte de Véronika Mabardi, qui d’un mépris de classe qu’elle a vécu (largement inspiré de ses deux grand-mères) fait un dialogue fictif qui réconcilie ses deux moitiés d’orange. Avec une tendresse sans mièvrerie. Et un humour qui irrigue le texte, porté par deux formidables interprètes. Véronique Dumont, impayable drôlesse en « paysanne » du petit village de Linden, sans éducation mais non sans bon sens, une vraie servante de Molière ressuscitée, accent flamand eu prime. Et Valérie Bauchau fille de bourgeois ruiné par la crise de 1929 et qui a roulé sa bosse, sa morgue et son appétit sexuel d’Alexandrie aux Amériques : forte femme, maîtresse de son destin, en dépit des malheurs du temps : la morgue d’un Don Juan en jupons, la prétention d’une femme savante mais qui finit par s’attendrir en écoutant la ….femme de Sganarelle raconter sa vie. Ce n’est pas un mince éloge de pouvoir comparer ces deux « personnages » féminins belges du XXè siècle, très « typées », aux prototypes du prince inégalé du comique social français. La force comique est là qui permet de parcourir, de 1910 à 1960 un morceau d’histoire de Belgique…toujours pas réglé. Et toujours d’actualité, dans ses racines, même si la « lutte des classes » a changé de bord et de région. Sous la gouaille débonnaire, les coups de griffe et les bouffées de mélancolie, une fresque intimiste, joliment arbitrée par Giuseppe Lonobile, petit-fils à la présence discrète, comme personnage et metteur en scène.
Loin de Linden de Veronika Mabardi.
Au Rideau de Bruxelles jusqu’au 17 février.
Puis retour à Manège.Mons (du 1er au 6 mars) où il fut créé en juillet 2014
Le 9 mars à Wolubilis.
L’Enfant sauvage de Céline Delbecq. Adopter la différence ***
Thierry Hélin dans – © Alice Piemme
Depuis son chef d’œuvre initial, Hibou, consacré, avec quelle délicatesse et bonheur d’écriture, au thème polémique et risqué de la pédophilie, je n’avais plus rencontré de texte aussi « évident » de Céline Delbecq. Dans la distribution de ses personnages, entre réalisme et conte tragique, je ne parvenais pas à croire à ses rôles d’adultes. Ici, petit miracle c’est un adulte, un peu fruste, solitaire, presque adolescent dans son affectivité, qui, seul en scène, nous raconte le choc d’une rencontre. Et ça marche à fond.
Dans le décor réaliste de la Place du Jeu de Balle à Bruxelles le marginal solitaire entend crier un enfant sauvage, dépourvu de langage et qui laisse les badauds indifférents, hostiles ou peureux. Un coup de foudre paternel lui tombe dessus qui soudain l’éveille et vient donner du sens à sa vie. Et ce Don Quichotte sympa, qui se bat si peu pour lui-même, a désormais la force d’affronter tous les moulins à vent dressés sur son passage : docteurs, infirmiers, juristes, fonctionnaires des centres d’accueil à l’enfance abandonnée. Des gens pas bien méchants mais un peu formalistes à son goût.
Un conte philosophique pour un Thierry Hellin inspiré.
Pour incarner ce personnage attachant, au langage élémentaire mais prêt à lever des montagnes pour réaliser son idéal, Thierry Hellin déploie des trésors de subtilité, ne forçant jamais le trait, épousant en douceur le texte volontairement minimaliste de Céline Delbecq. Deux espaces, l’un plutôt réaliste, pour imaginer l’accueil de l’enfant, l’autre plus abstrait pour déployer le parcours du « combattant ». La simplicité de l’évidence. A la fin, quand surgit une vidéo avec des témoignages de « vrais » enfants, dans des familles d’accueil, la « chute » m’a paru socialement généreuse mais théâtralement inutile. Pour moi le conte théâtral vécu dans ma tête de spectateur est plus fort que la réalité du reportage.
Il n’empêche que j’apprécie la générosité de Céline voulant coupler son spectacle avec une réflexion généreuse sur ces familles d’accueil. Elle s’inscrit dans la logique d’un théâtre qui encourage, après le spectacle, à l’éveil citoyen. Mais son spectacle dépasse, pour moi, le problème des « familles » d’accueil pour s’étendre à tout accueil de l’Etranger, dont on craint la « sauvagerie », la différence, en somme. Ecrit bien avant l’afflux actuel de réfugiés, la métaphore de base pose le problème de l’accueil bienveillant de toute différence.
Un grand spectacle tout simple qui ne peut laisser personne indifférent.
L’enfant sauvage de Céline Delbecq, créé à l’Atelier 210.
Visible au Marni du 17 au 20 février puis en tournée multiple.Voir www.compagniedelabetenoire.be
NB : ces deux textes publiés aux éditions Lansman.
Christian Jade (RTBF.be)
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