
« I Grotteschi ». La musique sublime de Monteverdi transcendée par Leonardo García-Alarcón.
C’est un des caprices audacieux du patron de La Monnaie, Peter de Caluwe : à partir de plusieurs opéras d’un même compositeur offrir une perspective contemporaine sur des œuvres fétiches du répertoire. Bastarda (2023) faisait le portrait d’Elisabeth 1ère d’Angleterre à partir de quatre opéras de Donizetti. Rivoluzione e Nostalgia (2024) évoquait les espoirs perdus de trois apprentis « révolutionnaires » de Mai 68 à travers des œuvres de jeunesse de Verdi. I Grotteschi rend hommage au créateur du « genre » opéra, Claudio Monteverdi à partir de trois œuvres et de quelques madrigaux dont les héros forment une curieuse « famille ».
Bastarda, étonnamment moderne dans son mode de narration restait une saga visuellement fidèle à l’époque des Tudor et au romantisme délirant de Donizetti. Puis la plongée des soixante-huitards dans un Verdi politiquement exalté et sentimentalement pessimiste se faisait avec humour et passion. Au départ, l’équation Monteverdi parait plus simple puisque seuls trois opéras sur les dix composés nous sont parvenus. Mais toucher au premier opéra de l’Histoire, Orfeo (1607) est de l’ordre du sacrilège et trouver une unité narrative contemporaine à des héros légendaires comme Orphée, Ulysse et Pénélope( l ritorno d’Ulisse in patria) ou Néron et Poppée ( L’incoronazione di Poppea) semble proche d’une équation à trois inconnues. La solution trouvée par les co-scénaristes Rafael R. Villalobos et Leonardo García-Alarcón pour rendre l’action plus actuelle semble a priori artificielle mais tout opéra est par nature un jeu d’artifices.

Histoires de famille
Nous voici plongés dans la demeure d’une riche famille « confinée » par le Covid, où cohabitent trois générations. Le patriarche… Orphée est un vieillard atteint de la maladie d’Alzheimer qui erre du haut en bas d’un manoir à pièces multiples et amovibles . Son « fils »… Ulysse a sombré dans le coma, veillé par une infirmière et il existera enfin quand Pénélope voudra bien l’identifier. Les enfants d’Ulysse et Pénélope sont… l’empereur Néron, son frère…Cupidon et sa maîtresse Poppée. Invraisemblable ? Oui mais la musique de Monteverdi interprétée par l’immense Leonardo García-Alarcón remédie à tout moyennant une petite astuce. Les héros antiques ont changé de nom, incarnés par des abstractions latines: Orphée l’errant devient Melancolia à la poursuite imaginaire de son Eurydice dans l’enfer de sa mémoire. Ulysse devient Coraggio, Penelope se fait Costanza, Néron devient Privilegio et la servante arriviste Poppée s’appelle Fortuna qui terrasse l’impératrice Octavie rebaptisée Virtu. Quant au philosophe Sénèque condamné au suicide par Néron/Privilegio il est tout simplement Sapienza, Sagesse.
Si vous avez peur de vous y perdre consultez, avant la représentation, le site de La Monnaie qui explique « Qui est qui » et propose un résumé détaillé de la nouvelle « action » en deux épisodes – deux opéras – de plus de trois heures, Miro ( je vois) et Godo ( je jouis). Il permet de comparer vos souvenirs scolaires (ou d’une version classique de Monteverdi) et la réalité des nouveaux « personnages » et de mieux comprendre ces luttes impitoyables dans une « famille » ravagée par les folies mêlées du pouvoir et du désir baptisé Amour.

Monteverdi et García-Alarcón : une évidence, un bonheur.
La mise en scène de Rafael R.Villalobos ménage quatre espaces géométriques pour permettre la circulation des générations et des volutes « grotesques », à l’image des personnages perdus dans leurs passions ou leurs songes. Une structure coulissante met aussi à l’avant plan un escalier où s’affrontent dans un espace dangereux héros et héroïnes alors qu’une immense bibliothèque sert de décor à la mort émouvante de Sapienza qui conclut la première journée.
Ce décor fonctionnel permet de déployer la beauté incroyable de la musique de Monteverdi, héritier de la Renaissance polyphonique et précurseur du baroque par sa technique de basse continue. Avec un incroyable « parler/chanter » très « contemporain » et une interprétation magistrale, précise et décisive, de Leonardo García-Alarcón à la tête de sa Cappella Mediterranea, une vingtaine de musiciens dans une fosse rehaussée et sur scène une douzaine de solistes/choristes d’une qualité très homogène. Le plus émouvant est le contreténor Xavier Sabata, percutant dans le rôle d’Esperienza , la sage servante, mère de Fortuna/Poppée l’arriviste, magistralement incarnée par la soprano Giulia Semenzato. L’affrontement final de Fortuna avec Virtu/Octavie ( la délicate mezzo Raffaella Lupinacci) est un des sommets de ces Grotteschi tout comme les retrouvailles de Costanza/Pénélope ( la mezzo Stéphanie d’Oustrac, la grâce personnifiée) et Coraggio/Ulysse ( le ténor Jérémy Ovenden, ressuscité). Le suicide de Sapienza/Sénèque, par abus de pouvoir de Néron /Privilegio qui clôture la première journée met en évidence la beauté du timbre de la basse Jérôme Vanier. L’ombre d’Orphée/Melancolia incarné par le subtil ténor Mark Milhofer plane sur l’ensemble : un patriarche sans autre pouvoir que sa présence musicale c’est l’autoportrait de Monteverdi qui plane sur la salle.
Pour conclure son règne de 18 ans (2007-2025) l’Intendant de La Monnaie, Peter de Caluwe ( qui cède la place à Christina Scheppelmann le 1er juillet) a donc, comme souvent, choisi audace et tradition, Monteverdi transcendé par García-Alarcón : qui dit mieux ?
Christian Jade
« I Grotteschi » ( Miro + Godo ) jusqu’au 3 mai, infos: www.lamonnaiedemunt.be
Diffusé en live : sur Musiq3 et Auvio ( le 17/4 à19H – Partie I et le 29/4 à 19H – Partie II) ; sur Klara ( le 7/6 à 20H- Partie I et le 14/6 à , 14 à 20H – Partie II )