• Théâtre  • A LA MONNAIE, « RIVOLUZIONE E NOSTALGIA ». LE JEUNE VERDI SUR LES BARRICADES DE MAI 68. PERCUTANT ET JOUISSIF ***

A LA MONNAIE, « RIVOLUZIONE E NOSTALGIA ». LE JEUNE VERDI SUR LES BARRICADES DE MAI 68. PERCUTANT ET JOUISSIF ***

Peter De Caluwe, directeur de la Monnaie, adore confier les œuvres du répertoire à des iconoclastes patentés comme Warlikowski ou Castellucci. Mais il cultive aussi une autre passion : le « pasticcio », le mélange de plusieurs œuvres sur un thème fort pour en faire un nouvel opéra, mêlant la réflexion politique et la densité musicale. Le printemps passé Bastarda, orchestrée par Olivier Fredj, présentait Elisabeth I, rivale de Marie Stuart, par le prisme de quatre opéras virtuoses de Donizetti. Encore plus fort et risqué : restituer dans Rivoluzione e Nostalgia les espoirs et désillusions de mai 68 en s’appuyant sur 16 œuvres de jeunesse de Verdi. Kristian Lada, ex dramaturge à la Monnaie et Carlo Goldstein, jeune chef italien en mêlant habilement leurs talents réussissent ce pari fou : donner une vie contemporaine à ces airs sublimes, hyper connus ou oubliés pour le plus grand plaisir d’un public conquis.

En exaltant les espoirs politiques de la Révolution italienne sur des faits historiques lointains, pimentés par les affres de la trahison et de la jalousie amoureuse, Verdi a inventé en dix ans, de 1839 à 1850, une forme d’opéra nouveau, gardant l’éloquence du bel canto tout en développant le rôle du chœur et de l’orchestre.

Pour transposer le matériau verdien dans les révolutions (principalement parisienne) de mai 68 et leur suite aujourd’hui il fallait d’abord inventer un livret actuel, avec des protagonistes liés par des idées révolutionnaires mais avec des origines sociales antagonistes et des passions privées contradictoires. Mission accomplie par Kristian Lada et Carlo Goldstein avec le mélange adéquat de sopranos, ténors barytons et basse. 

© Karl Foster

RIVOLUZIONE.  LA DYNAMIQUE D’UNE BARRICADE. 

Voici donc Laura (soprano) qui étudie le violon au Conservatoire et son frère Giuseppe (baryton) étudiant à Polytech, tous deux enfants d’un chef de la police. L’heure est à la lutte des classes, au petit livre rouge de Mao, à l’union des étudiants et des ouvriers. Giuseppe rencontre sur un chantier naval Carlo (ténor) un ouvrier révolutionnaire avec qui il pratique la boxe.  Sa sœur Laura en tombe amoureuse alors qu’elle entretient déjà une relation stable avec le pianiste de jazz Lorenzo (basse), partisan d’une lutte armée radicale, alors que Laura-et Carlo- sont plutôt des modérés. Giuseppe est amoureux de Cristina, (soprano) étudiante en cinéma, dont le documentaire sur les événements de mai servira de fil conducteur à la mise en scène pour les liaisons « hors champ » de l’action. Cristina en pince aussi pour Carlo : « interdit d’interdire » mais jalousies multiples en vue.

Lors d’une manifestation Carlo le prolétaire passe pour mort mais revient changé, « acheté » par le père policier de Laura qui lui interdit de la fréquenter. Choquée, l’amoureuse devient une héroïne révolutionnaire.  Au dernier acte, la confusion est à son comble. Giuseppe a rejoint les rangs de la police paternelle et Carlo reste en marge. Seuls Lorenzo et Cristina sont sur les barricades avec Laura qui va plus loin : son violon, bourré d’explosifs explose sur la barricade. Laura vivra « dans le cœur des justes ».

Nino Machaidze (Laura) et Enea Scala (Carlo)  dans Rivoluzione. © Karl Foster

Le mélodrame verdien ressuscité 

Le mélodrame verdien est omniprésent dans l’intrigue et tous les personnages. Laura, une grande amoureuse digne de Luisa Miller et une sainte parée de toutes les vertus révolutionnaires à la manière de Ulrike Meinhof et meurt en martyre sur des airs glorieux de Giovanna d’Arco (Jeanne d’Arc). Les amoureux sont des traitres à la cause, le prolétaire Carlo finit vendu à la police et le bourgeois Giuseppe devient flic. Seuls les « artistes » sauvent l’honneur, la violoniste Laura, le jazzman Rodolfo et la cinéaste Cristina. 

Le livret de Kristian Lada, et tous ses choix de mise en scène montrent sa cohérence et son habilité à pratiquer l’art du pasticcio. Sa vidéo qui ressuscite le passé de mai 68 sert aussi habilement à faire progresser l’action en enregistrant les récitatifs non chantés. Les danseurs dynamiques d’un groupe krump nous rappellent que la danse de rue participe aussi au combat idéologique. Mais c’est son habile faufilage des extraits de Verdi avec son comparse Carlo Goldstein qui éveille notre enthousiasme et fait hurler de plaisir le public de la Monnaie à chaque aria. 

Vocalement c’est le bonheur total : Nino Machaidze en Laura développe un soprano dramatique au timbre fruité et rayonnant dans l’aigu. La Cristina de Gabriela Legun a un colorature clair, élégant et précis. Enea Scala en Carlo est un ténor verdien éblouissant, puissant et juste dans tous les registres. Le baryton basse sombre et habité de Justin Hopkins en Lorenzo et l’élégance sobre de Vittorio Prato en Giuseppe complètent cet éventail. Les chœurs de la Monnaie, omniprésents en Hébreux de Nabucco, Croisés des Lombardi ou Ecossais de Macbeth sont follement dynamiques. Quant à l’orchestre emmené par un remarquable Carlo Goldstein il est virtuose dans les parties symphoniques et hypertensif dans ce patchwork périlleux.

Gabriela Legun ( Virginia), Scott Hendricks (Carlo) et Helena Dix (Donatella) dans Nostalgia. © Karl Foster

NOSTALGIA OU LA BARRICADE OBJET D’ART

Après cette effervescence révolutionnaire épique de 3 heures plus un entracte de 40 minutes on passe, avec Nostalgia, à un opéra de chambre de deux heures paisibles. La barricade est devenue un objet d’art branché exposé dans une galerie d’art dont la patronne, Donatella multiplie les offres vocales sublimes. Elle a réuni à la demande de Virginia, fille de Cristina, les deux amants de sa mère morte, dans l’espoir de découvrir son père. Quarante ans plus tard l’ouvrier révolutionnaire timoré Carlo, est un homme d’affaires prospère et le traitre Giuseppe un homme politique obsédé par son père flic.  Cristina documente la vidéo par des images puisées dans les archives de sa mère et Carlo se révèle comme son père. Mais c’est la mémoire de Laura qui obsède Carlo en particulier son suicide sur les barricades…  Elle lui apparaîtra dans un cauchemar sorti tout droit de la partition sanglante de Macbeth. Au final Laura ressuscitera en violoniste au sommet de la barricade « artistique » et le chœur des esclaves de Nabucco redonnera un bref espoir révolutionnaire à l’assistance.

J’ai beaucoup aimé ce rêve poétique nostalgique qui occupe une scène dominée par un décor unique, une barricade devenue œuvre d’art, où les changements de lumière font les variations. Le chœur, sublime, officie discrètement des balcons et la vidéo de la fille joue les même « rôle »que celle de sa mère dont elle ressuscite aussi la voix délicate et précise puisque c’est la même cantatrice Gabriela Legun qui joue les deux rôles. Donatella, la galeriste a un rôle structurel : elle lance chacun des protagonistes par des tubes inouïs extraits notamment de Macbeth. La présence scénique et vocale d’Hélana Dix en Donatella est de l’ordre de la « diva » à la Montserrat Caballé : inoubliable. Le « vieux » Carlo et le « vieux » Giuseppe, étonnamment ressemblants par rapport aux interprètes de leur jeunesse sont incarnés avec beaucoup d’élégance par Scott  Hendricks et Giovanni Batista Parodi.

On sort de Nostalgia, comme de Rivoluzione avec un curieux sentiment de plénitude. On a un peu revécu son passé soixante-huitard et libertaire, fort écorné par l’époque actuelle où l’utopie est moribonde, mais sans désespoir excessif. Tout est toujours possible. La musique de Verdi soulève des trésors de bonheur et ce pasticcio de Kristian Lada et Carlo Goldstein est habile et savoureux. Encore !

Rivoluzione d’après Verdi (conception de Kristian Lada et Carlo Goldstein), à la Monnaie jusqu’au 6 avril

Nostalgia d’après Verdi à la Monnaie jusqu’au 7 avril

Photos: © Karl Foster

POST A COMMENT