• Théâtre  • « Yes, peut-être » (Marguerite Duras). Un désastre atomique, un guerrier avachi, deux femmes sans mémoire. L’humour du désespoir. ***

« Yes, peut-être » (Marguerite Duras). Un désastre atomique, un guerrier avachi, deux femmes sans mémoire. L’humour du désespoir. ***

Marguerite Duras, pour le grand public, c’est un film, ou plutôt le remarquable scénario d’« Hiroshima mon amour » d’Alain Resnais et un roman autobiographique sur ses amours adolescentes en Indochine, « L’Amant », Prix Goncourt 1984. Son œuvre théâtrale la plus jouée, « La Musica, 2è ». Les trois œuvres placent au centre l’amour et ses contradictions dans une langue subtile qui refuse la narration chronologique et mélange les mémoires. « Yes, peut-être », conte philosophique et comédie antimilitariste sur la disparition de l’espèce humaine pourra désarçonner les amateurs de ce schéma durassien classique puisque, dans cette opération survie, pas l’ombre d’un sentiment et trois mémoires détruites.

C’est donc un beau défi des trois interprètes (Jeanne Kacenelenbogen, Chloé Struvay et Baptiste Blampain) mis en scène par Michael Delaunoy, d’actualiser ce texte qui, dans ce même lieu, le Théâtre Le Public, connut un triomphe, dans une mise en scène de Christine Delmotte-Weber avec notamment Valérie Bauchau, toutes deux lauréates des Prix de la Critique (« Tenue de ville ») en 1997. Il y a un quart de siècle !

« Sur le plan thématique, la pièce retrouve aujourd’hui une pertinence particulièrement aiguë, affirme Michael Delaunoy. Il y est question de guerre nucléaire et de femmes amenées par la force des choses à reprendre l’histoire de l’humanité à zéro. Dans ce contexte, que faire du masculin ? Y a-t-il quelque chose à en sauver ? Ou faut-il jeter l’homme avec l’eau du bain patriarcal ? That’s the question

La scène est un espace nu, le 25e désert après une explosion atomique qui a éradiqué toute trace de vie, hormis deux jeunes femmes sans nom (A et B) et un résidu de guerrier muet et rampant, ne dégageant plus que des borborygmes et des fragments d’hymnes patriotiques. Sur son uniforme dépenaillé sont inscrits les mots clefs de son idéal guerrier, religieux et patriarcal « honneur » et « God » sur la veste, « patrie » » sur les fesses. Ce « héros antique » ridicule sert de punching ball aux 2 survivantes qui s’en donnent à cœur joie pour se moquer de ses « valeurs ». Mais ayant perdu toute mémoire, toute chronologie, et tout sens précis de l’espace A et B ont de la peine à proposer d’autres valeurs que leur bonne humeur et leur joie de vivre et leurs interrogations dans ce monde dépeuplé. Michael Delaunoy a habilement confié à Johanne Saulnier le soin de « chorégraphier » le corps quasi muet du guerrier détruit, Baptiste Blampain, dans ses soubresauts désespérés où la vie, la mort, la folie se côtoient. Cela permet aux actrices A et B de remplir avec dynamisme et drôlerie les « qualités » que Duras leur assigne dans ses didascalies : « innocentes, insolentes, tendres et heureuses, sans rancœur, sans amertume, sans malice, sans intelligence, sans bêtise, sans références, sans mémoire ». Jeanne Kacenelenbogen et sa copine de promotion Chloé Struvay s’emparent avec force et élégance de ces rôles abstraits, pas évidents, pour donner chair et présence à la prose durassienne. La fin ébauche même un rapprochement en douceur des deux personnages. Leur souffre-douleurs Baptiste Blampain, dans le « mauvais rôle » quasi muet de guerrier à abattre, d’« homme objet » terrassé est remarquable.

Jeanine Kacenelenbogen avait 8 ans lors de la mise en scène de Christine Delmotte-Weber en 1997 et, sans tout comprendre, elle a passé des soirées entières à regarder ce spectacle au 1 er rang. On souhaite à tous les spectateurs qu’ils soient des enfants fascinés devant la performance de ce beau trio d’acteurs, guidés avec subtilité par leur ancien prof de conservatoire Michael Delaunoy, grand amateur de textes rares.

« Yes, peut-être » (Marguerite Duras), mise en scène de Michael Delaunoy au Théâtre Le Public jusqu’au 25 février.

Copyright photos: Gaël Maleux

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