Le SAMSON de Rameau ressuscité : le pari audacieux et éblouissant de Raphaël Pichon et Claus Guth à Aix-en-Provence ****
Il fallait le faire, ils l’ont fait : le musicologue et chef d’orchestre Raphaël Pichon et le metteur en scène Claus Guth partagent une passion pour Rameau. Plutôt que de consacrer leurs forces à une nouvelle mise en scène d’une œuvre connue, ils en ont créé une nouvelle d’après la partition musicale disparue du Samson de Rameau sur un livret censuré de Voltaire. Cette « libre création » donne une résonance contemporaine à ce guerrier biblique amoureux.
Du récit de Samson on ne retient souvent que le héros martyrisé, juif et « christique », vaincu par la « traitresse » Dalila, vendue à l’ennemi philistin, qui lui coupe les chevaux, le lieu secret de sa force. Le Samson et Dalila de Saint Saëns place au centre la femme fatale Dalila, une ancêtre de l’espionne Matahari, que le péplum éponyme du réalisateur Cecil B. DeMille porte à un comble de kitch.
Or le grand curieux Raphaël Pichon découvre l’existence d’un Samson de Rameau, sur un livret de Voltaire refusé deux fois par la censure des années 1730 vu la réputation impie du philosophe. Du coup Rameau, comme tout compositeur de l’époque, se garde d’éditer sa partition qu’il recycle dans plusieurs de ses opéras ultérieurs, des plus connus, Les Indes Galantes ou Castor et Pollux aux moins joués Zoroastre ou Les Surprises de l’Amour. Voltaire, lui, dans ses œuvres complètes édite un livret de Samson amendé de ses impiétés.
Face à cette double difficulté, partition disparue et livret peu convaincant les deux alliés tentent un coup de poker. A Claus Guth de refaire le livret et la mise en scène, à Raphaël Pichon le soin de repérer tous les extraits de l’œuvre disparue et d’autres qui doivent servir à transcender le livret.
Claus Guth, aidé par Eddy Garaudel pour l’écriture, propose un scénario qui se rapproche du texte biblique du Livre des Juges, dont des extraits sont projetés à de nombreuses reprises en surtitres. Mais avec une prise de distance habile : la destruction finale du Temple des Philistins est présente dès l’ouverture où dans un décor « ravagé », la mère de Samson, fil conducteur de l’ensemble, un rôle parlé, s’interroge en toute lucidité sur la force monstrueuse de son fils et l’usage qu’il en a fait. La destruction du temple philistin est clairement vécue comme un acte kamikaze et tout l’opéra devient un immense flash-back sur cette « vie de héros »: un enfant à la force exceptionnelle, élu comme « juge » par la divinité pour lutter contre les Philistins mais pas toujours digne de son rôle sacré. Son point faible est le sexe. Avant la célèbre Dalila, il s’éprend d’une autre « ennemie » Timna et commet un massacre de Philistins qui l’oblige à fuir dans une grotte. La rencontre décisive de Dalila qui le trahit, entrainant les tortures subies et l’acte final de destruction du temple philistin sont mises dans un contexte qui permet de distinguer le chromo religieux classique d’une histoire politico-religieuse toujours à l’œuvre. Dans sa réalité historique le territoire « disputé » était Gaza mais le concept imaginé par Guth était bien antérieur à la guerre actuelle et nous pose l’éternel problème de la « guerre juste » et du kamikaze religieux, quel que sort son bord.
Ce point de vue du scénariste Guth s’accompagne de la maestria du metteur en scène qui nous offre un plateau symbolique et dynamique du drame, ouvert à tous les mouvements des protagonistes et du chœur. Le décor ravagé d’Etienne Pluss, est parfois parcouru des rayons laser et vidéos dynamiques idéales pour les scènes de combat signées Bertrand Couderc. Sans compter les créations sonores percussives de Mathis Nitschke et chorégraphique de Sommer Ulrickson. Un baroque modernisé et dynamique. Ca roule !
Reste le principal : la manière dont Raphaël Pichon a puisé dans les morceaux dispersés du Samson primitif pour donner une ampleur et une sensualité musicale pertinente aux dialogues amoureux, aux affrontements guerriers et à la puissance émotionnelle des chœurs. Grâce à lui notre plaisir est quadruple : reconnaître des « tubes » des œuvres célèbres de Rameau dans un contexte différent, en découvrir de nouveaux, nous émerveiller de l’habileté de Pichon à faufiler ces perles en parfaite intelligence avec son scénariste. Et enfin voir le maestro diriger avec son élégance précise son chœur et orchestre Pygmalion et des solistes remarquables.
Physiquement, le baryton Jarrett Ott en Samson est impressionnant par son corps de géant et sa voix nuancée se jouant de tous les registres alors que son ennemi philistin Aschisch la basse profonde de Nahuel Di Pierro est plutôt « noir de noir ». La Dalila de la soprano Jacquelyn Stucker a le corps suggestif et la voix sensuelle idéale alors que la mezzo-soprano Léa Desandre insinue sa Timna en douceur. La comédienne Andréa Ferréol (héroïne du mythique film La Grande Bouffe de Marco Ferreri, une autre époque !) incarne avec sobriété la mère du héros problématique.
Une des leçons de ce Samson ancien et moderne : méfions-nous de la force pure au service d’une idéologie religieuse qui, sous différentes formes, légitime toutes les guerres. Passées, présentes, futures. Martyre et kamikaze. Une réalisation visuelle et sonore étonnante de justesse.
Christian Jade
Samson, libre création de Claus Guth et Raphaël Pichon d’après le Samson de Rameau. Photos © Monika Rittershaus .
Au Festival d’Aix-en-Provence jusqu’au18 juillet ; en live sur Arte le 12 juillet à 20H30 puis sur Arte concert jusqu’au 12 juillet 25. A l’Opéra Comique (Paris) du 17 au 23 mars 25.