• Théâtre  •  » Espejo  » de José Besprosvany. Miroir, mon beau miroir, une angoisse ludique***

 » Espejo  » de José Besprosvany. Miroir, mon beau miroir, une angoisse ludique***

Au commencement était la douleur : douleur d’un jeune gamin, José Besprosvany, dansant sous le regard d’un père qui le trouvait « ridicule ». Une blessure inguérissable. Puis vint la douleur de devoir se regarder chaque jour dans le miroir pour vérifier la justesse et corriger les imperfections de son corps de danseur. Obligation aussi de se plier à l’implacable géométrie de l’espace, imposée par des « maîtres ». Donc, un regard sévère sur soi-même, une autopunition. Enfin vint la douleur de voir ce travail sur le corps reflété et jugé, par le miroir déformant du public et des critiques. Punition multipliée !

De ce labyrinthe de douleurs cumulées, qui pourraient le porter au dolorisme, ennuyeux et narcissique, José Besprosvany tire une œuvre « réfléchie », « Espejo« , passée au crible de la perfection technique, de l’humour et de la sensualité. Une sorte de délivrance par la création, lui permettant de murmurer, comme Baudelaire :

 » Sois sage ô ma Douleur et tiens-toi plus tranquille.

Tu réclamais le Soir ; il descend ; le voici…

Ludique, esthétique, sensuel.

– © (cà Lander Loeckx

Au départ, le public voit double puisque face à lui il aperçoit d’autres spectateurs : un bi-frontal, classique, ou …un effet de miroir, au fond de la scène ? Pris au jeu, on se prend à bouger un bras pour se retrouver dans le …miroir. Caramba, encore raté : il n’y a pas de miroir mais des gens : d’emblée, on entre dans le je(u) du miroir, vrai ou faux.

Le je(u) s’amplifie dans un premier mouvement, dit « visuel », qui nous plonge dans un labyrinthe en trompe l’oeil. Après un passage au noir, la vidéo de Yannick Jacquet, multiplie par le mapping les perspectives où se projettent les corps de deux danseurs. Visuellement c’est très beau ces corps mélangés, qui se confondent pour mieux se séparer, multipliés par des ombres déformantes. Un clair obscur parfois « éblouissant », dans tous les sens/reflets du terme. La lumière d’un projecteur impitoyable vient souvent éblouir nos yeux, comme autant de coups de couteau qui coupent littéralement notre plaisir. Voulu, ce mélange plaisir/douleur ? En tout cas je l’ai vécu !

La deuxième partie, « conceptuelle », m’a paru surtout didactique : avec un certain humour décalé le chorégraphe nous fait entrer, en paroles et gestes, dans son laboratoire de géométrie dans l’espace. A coups de projections au sol il nous démontre les complexités du travail des deux danseurs et de leur relation au public. Un peu comme si un pilote de Boeing nous faisait entrer dans sa cabine de pilotage. Un peu long et répétitif mais largement compensé par un très beau final.

La troisième partie, dite « minimale », sonne comme une délivrance. Libérés des reflets (amplifiés par la technique ou les explications verbales) la  » danse pour la danse  » se déploie dans sa belle simplicité. Les « jumeaux » reflétés de la première partie développent un très beau et sensuel « pas de deux » classique où leurs différences s’affirment autant que leurs ressemblances. Ressemblance puisque deux hommes assument ces amours virtuoses. Dissemblances puisque au corps râblé, souple et solide du Vénézuélien Gabriel Davis Nieto s’oppose le profil élancé, aérien, virtuose du Catalan Lisard Tranis. Masculin/féminin, retour à l’androgyne du Banquet de Platon ? Sur le splendide trio opus 100 de Schubert, dont les échos parfois déformés rappellent le thème du miroir, se développe le bonheur d’être soi-même en toute simplicité sensuelle et rythmique. Comme si le corps était libre de tous ses carcans. Comme si était surmonté le regard accusateur du père, face à cet « adolescent qui veut imiter une Isadora Duncan imaginaire « .

Au total une des chorégraphies les plus abouties de José Besprosvany, une sorte d’autoportrait à deux corps multipliés, à la fois ludique, esthétique et sensuel. Une douleur surmontée par l’art, une paix finale, comme la conclusion de « Recueillement » de Baudelaire :

 » Entends, ma chère, entends, la douce Nuit qui marche « 

 » Espejo  » de José Besprosvany, au Varia jusqu’au 12 décembre.

 

Cet article est également disponible sur www.rtbf.be

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