« Frankenstein » de Mark Grey. Un monstre se raconte, dans une scénographie flamboyante de La Fura dels Baus
Nous avons tous en tête « notre » Frankenstein, basé sur des adaptations filmées à gros renfort d’hémoglobine et de science-fiction macabre. Ou d’adaptations théâtrales dont la plus récente, de Jan Christoph Gockel et Michael Pietsch repasse au Théâtre National, du 6 au 1O mai. Le mérite de la version d’Alex Ollé et Mark Grey est de partir du roman originel de Mary Shelley pour mettre au centre les états d’âme de « la créature » artificielle du roman. Or la vision populaire, filmique, insiste sur les méfaits du monstre mais confond allègrement son créateur, le savant fou Victor Frankenstein et sa créature… sans nom, la source majeure de sa douleur criminogène. Surtout le patron de « La Fura dels Baus » nous plonge dans une féerie visuelle d’une rare intelligence scénique.
C’est Alex Ollé qui l’a voulu ce nouveau « Frankenstein », soutenu depuis 2011, 8 ans, par Peter de Caluwe dont on connaît la volonté bien établie de favoriser la création contemporaine et les metteurs en scène d’avant-garde. Ollé et sa librettiste/dramaturge Julia Canosa i Serra et plus tard le compositeur américain Frank Grey ont alors « revisité » l’œuvre de Mary Shelley pour le mettre en perspective contemporaine sans trahir l’original. Ils projettent l’action dans le futur lointain (2816, 1000 ans après la composition du roman) où l’Arctique – en voie de dégivrage actuel – s’est reglacé.
Dans le roman, Walton est un capitaine et écrivain raté qui découvre le Docteur Frankenstein épuisé poursuivant au pôle Nord sa « créature », trois fois meurtrière mais qui lui survit, alors que lui, Victor F. meurt.
Dans l’opéra, Walton est un explorateur scientifique qui trouve la « créature » gelée, enfouie dans les glaces. En le réchauffant il lui redonne vie et… mémoire. L’histoire est alors racontée comme une série de flash-back vécus par la « créature sans nom » dont on n’excuse pas les crimes mais où les responsabilités du « créateur », le docteur irresponsable, sont pointées. Le livret de Julia Canosa i Serra insiste sur la dignité refusée à la créature (pas de nom, donc d’identité mais une blessure « originelle » béante). Dieu a « nommé » Adam, Prométhée révolté contre les dieux a un nom, la « créature » anonyme du Docteur Frankenstein n’en a pas, comme en enfant sauvage. Elle cherche en vain l’amitié des hommes et prend d’horribles revanches sur son créateur méprisant en tuant son frère, son ami, sa femme. Ce marginal, cet exclu, ce « loser » abandonné à sa solitude métaphysique renverse l’image du tueur sanglant traditionnel. Il se crée entre lui et nous une curieuse empathie, une source de réflexion et d’émotion plus que d’horreur. En arrière-plan, le procès de la science moderne avec le robot-anonyme, notre rival envahissant et les débats bioéthiques actuels. Au final, une réflexion existentielle sur l’inné et l’acquis et les limites du bien et du mal remontant jusqu’à Thomas d’Aquin qui définit « la tragédie du mal comme absence de bien« .
Une scénographie forte, une musique à son service.
– © B.Uhlig
Lourd à porter tout ça ? Non, car cette relecture du roman se fait dans une forme dramaturgique efficace qui touchent notre imaginaire. D’habitude, un compositeur demande un livret pour sa musique, ici c’est le dramaturge/scénographe qui, aidé par le directeur Peter de Caluwe, commande une musique pour sa vision du mythe. La Fura dels Baus parvient toujours à nous séduire par un mélange de beauté formelle, d’intelligence conceptuelle et de direction d’acteurs/chanteurs dynamique. Ici, s’inspirant d’un bâtiment circulaire communiste bulgare…à l’abandon, Alex Ollé parvient à donner visuellement le sentiment de la transcendance et de l’horreur. Un énorme cylindre central entre ciel et terre monte et descend tour à tour découvrant soit le laboratoire infernal où gît la créature, faite de lambeaux de chair sanglante soit un amphithéâtre où le chœur et les protagonistes échangent.
On est à la fois au pôle Nord et dans un laboratoire de science-fiction, au ciel et en enfer, avec le corps gisant de la créature en train de re-naître, et de se raconter. La scénographie est à la fois très réaliste et très symbolique, ménageant des effets de terreur et de souffrance, alternant avec des dialogues quasi philosophiques en 2è acte entre Frankenstein et sa créature. Avec un rôle majeur confié à Elisabeth, la fiancée du Docteur Frankenstein, victime du « monstre » mais capable de dialogue avec lui. Ce chemin de croix qui mène au suicide de la créature (lucide sur ses crimes donc… humaine) est visuellement captivant. L’équipe d’Alex Ollé maîtrise parfaitement un espace énorme parfaitement adapté à la science-fiction cruelle qui s’y déploie alors que les vidéos poétiques de Franc Aleu ménagent un espace de rêve de toute beauté..
Le compositeur américain Mark Grey, collaborateur de John Adams, Steve Reich et Phil Glass est un « sound designer » capable de produire des musiques planantes ou des crescendos dramatiques proches de la musique de film surtout au premier acte. Le deuxième acte plus méditatif voit surgir un beau dialogue entre la créature (le ténor finlandais Topi Lehtipuu) et son créateur, Frankenstein (le baryton américain Scott Hendricks) et les interventions émouvantes de la soprano allemande Eleonore Marguerre, finalement sacrifiée. Aucun air d’anthologie mais une belle tenue générale au service d’un ensemble où la musique est au service d’un récit visuel fort. A la question classique : entre le livret et la musique qui doit commander, s’en ajoute une troisième : l’image et la scénographie sont-elles désormais le véritable maître de l’ensemble ? Castellucci avait posé le problème cette saison en s’emparant de « La Flûte enchantée » de Mozart. La Fura dels Baus poursuit la réflexion en mettant l’image à la commande initiale.
Une belle réussite au total qui laisse quelques mélomanes sur leur faim mais a le mérite de faire avancer la réflexion sur l’opéra contemporain, sa (dé)construction et sa reconstruction. Le mythe de Frankenstein serait alors vécu comme la métaphore de la (douloureuse) création artistique.
« Frankenstein » de Mark Grey, mise en scène d’Alex Ollé à la Monnaie les 19 et 20 mars.
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