• Théâtre  • L’œuvre choc d’Avignon 2015 :  » Des arbres à abattre » de Kristian Lupa

L’œuvre choc d’Avignon 2015 :  » Des arbres à abattre » de Kristian Lupa

Une plongée dans la misanthropie, une caricature d’une certaine Autriche réactionnaire mais aussi un chant d’amour et de mort d’une rare intensité. C’est tout ça que nous offre l’adaptation du roman de Thomas Bernhard par Kristian Lupa, un metteur en scène polonais rarement exporté. Un chef d’œuvre bouleversant.

C’est la première grande révélation d’Avignon 2015 : un auteur autrichien post-brechtien des années 80, Thomas Bernhard, qu’on ne joue plus guère. Et un tout grand metteur en scène polonais vu deux fois en Belgique, au KFDA, en 1994 et 2011 (2 jours pour Factory 2). Par rapport à Kantor ou Warlikowski, son élève, il est plutôt discret !

 

Le bonheur est d’autant plus grand de savourer ce long monologue (4H30) adapté à la scène pour 12 acteurs.Ce récit autobiographique est une fiole de vitriol lancée par Bernhard à la tête de son pays, l’Autriche, de sa ville, Vienne, et son théâtre, le Théâtre Royal ou Burgtheater. Cette haine de soi à travers la haine des autres est rare. Elle éclate de manière paroxystique dans la scène d’anthologie de la deuxième partie, un magistral règlement de comptes entre Bernhard, les directeurs de théâtre, les acteurs et les écrivains réunis pour une mondanité, un dîner artistique donné par un couple de lettrés en l’honneur d’un vieil acteur du Burgtheater. Lequel commence par cabotiner à qui mieux mieux face à des caricatures de l’intelligentsia viennoise. Les petitesses des lettrés, avides de pouvoir et débordant de vanité sont portées doucement à ébullition mais sans paroxysme verbal incantatoire. La haine, la suffisance se donnent à voir en douceur. En même temps le narrateur, double de Bernhard, assis latéralement par rapport au salon, n’est pas que haine. « Je hais Vienne, mais je suis quand même forcé de l’aimer…cette ville est quand même ma ville et elle sera toujours ma ville et ces gens sont mes gens t seront toujours mes gens. ». Un amour/haine ambigu qui peut d’appliquer à n’importe quel ville ou institution théâtrale ou n’importe quel groupe de gens civilisés…si peu civilisés! Peu importe où vous vous situez dans la hiérarchie sociale. Ce salon de lettrés est une cage aux fauves où chacune peut reconnaître son voisin… ou soi-même. Viennois, confiné comme un salon proustien ? Mais la force sournoise en action est universelle.

Cependant ce moment de haine féroce est précédé d’un portrait de groupe bluffant qui s’insinue en nous avec un fil conducteur émouvant mais jamais pathétique. Le groupe d’intellos réunis en salon revient de l’enterrement d’une actrice dépressive et suicidée Johanna, l’amante du narrateur. Cela nous vaut une plongée vertigineuse dans les tréfonds du métier d’actrice, dans les fragilités humaines, le doute rongeur, la beauté de la passion. Amour et mort, non comme lieux communs ou étude psychologique réaliste mais comme thème poétique qui s’insinue en nous par la subtilité d’une mise en scène magique.

Une conduite d’acteurs magistrale qui les rend tous impliqués, présents ensemble, même muets. La série de monologues proposés, parfois entrecoupés de brefs dialogues- n’empêche pas que chaque acteur est toujours attentif, concentré, expressif. A aucun moment ces acteurs affalés dans leurs fauteuils ne sont passifs ou inattentifs : prodigieuse coordination de 12 acteurs pendant 4 heures. La vidéo en noir et blanc permet non seulement d’échapper à la tension mais d’insinuer un beau portrait de l’actrice morte, dédicataire de l’œuvre. Enfin le décor mobile tourne sur lui-même, à l’Allemande permettant des changements de perspective sur l’action qui en renouvelle l’architecture. Krystian Lupa, un maître minutieux et inspiré. S’il était peintre, ce serait Rembrandt plutôt que Rubens. On peut aimer les deux.

Des arbres à abattre d’après Thomas Bernhard, mise en scène Kristian Lupa

Jusqu’au 8 juillet.

Christian Jade

Cet article est également disponible sur www.rtbf.be

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