« 4.48 Psychose » (Sarah Kane). Pulsion de mort, pulsion de vie : une splendide performance franco-canadienne ***
« 4.48 Psychose » de Sarah Kane, sa dernière pièce autobiographique, juste avant son suicide à 28 ans, est une des plus jouées du répertoire contemporain. Elle porte le metteur en scène et l’actrice titulaire à l’excellence. Dans la tradition française la version Claude Régy/Isabelle Huppert fait autorité avec son exploration immobile d’un inconscient psychotique. En Belgique Isabelle Pousseur l’a conçu pour 2 actrices, dédoublant la patiente et son médecin : inoubliable, triplement couronnée par les Prix de la Critique 2008.
À Paris, au Théâtre Paris Villette, le jeune metteur en scène français Florent Siaud en propose une version plus distanciée où les couleurs sombres s’égaient d’éclats de vie, d’éclaircies humoristiques. Avec une actrice fabuleuse, la Canadienne Sophie Cadieux, meilleure actrice aux Prix de la critique québécoise (2016). Et salué par une critique française unanime, de Libération à Télérama en passant par le Figaro.
Il en va des grandes douleurs comme des grandes joies. D’abord vous les subissez, elles vous submergent. Parfois elles vous emportent loin, très loin du raisonnable, vous font passer d’un extrême à l’autre, du fou rire au suicide. Parfois vous en jouez par l’écriture pour vous en débarrasser ou les partager.
C’est le cas de Sarah Kane, actrice et poète dramatique, suicidée à 28 ans, dans un accès de folie destructrice, après avoir produit quelques pièces déchirantes dont on ne retient souvent que le tragique autobiographique. Florent Siaud, un jeune metteur en scène français fort implanté au Québec, a fait retraduire le texte par Guillaume Corbeil pour lui donner un accent plus proche du style parlé familier de l’original anglais. Par rapport au monde tourmenté de Beckett, corseté par des didascalies souvent stérilisantes, » 4.48 Psychose » offre un vaste chantier ouvert, parcouru de flux multiples. Isabelle Pousseur avait déjà ajouté un « personnage », le médecin observateur de la crise fatale.
Florent Siaud multiplie pour une seule actrice les situations et les personnages présents dans ce tissu de fragments à la fois vécus de l’intérieur mais plein d’appels extérieurs, au public. Comment rendre compte de ces voix multiples, contradictoires ? Comment partager ces douleurs mais aussi ces bouffées de joie, ces fulgurances amoureuses ? Siaud s’oppose à la tradition française du monologue simplement » dit « , à la poésie du verbe intériorisé. Il donne à sa comédienne un espace théâtral pour multiplier les points de vue sur son rapport à la déprime suicidaire mais aussi au monde et ses joies fugaces. L’intensité du propos est dynamisé par une performance très « physique » de l’actrice. Le rouge dominant entre lumière de boîte de nuit et cerveau irrigué, l’espace modulable, manipulé par l’actrice et quelques discrètes vidéos permettent à Sophie Cadieux de porter le texte dans ses éclats de vie et d’humour, ses élans amoureux avortés, ses mortelles obsessions. Son interprétation, transcendante et tranquille, physique et intériorisée, sensuelle et douloureuse nous donne une autre version, bouleversante, entre plaisir et douleur de vivre, de ce classique du XXè siècle.
« 4.48 Psychose » de Sarah Kane au Théâtre Paris Villette jusqu’au 2 décembre.
NB : Florent Siaud, metteur en scène de théâtre et d’opéra, circulant entre France, Canada et Japon nourrit un ambitieux projet « francophone » : une « réécriture » du « Faust I et II » de Goethe, par une dizaine d’auteurs dont Céline Delbecq pour la Belgique. et diffusé au Canada en France, Belgique, et Suisse. Affaire (et metteur en scène) à suivre.
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