» Daral Shaga » : un chant d’exil magnifié par l’art du cirque. ****
Critique » :****
» Sans papiers » : qui aurait pensé leur dédier une œuvre forte, qui mettrait tous les arts, musique contemporaine (entre jazz et dissonance), cirque et vidéo au service non d’une cause mais d’un projet artistique ? L’idée en vint à Philippe De Coen fondateur et directeur de la compagnie circassienne Feria Musica, qui atterrit ici en majesté, après avoir promu pendant 20 ans le » nouveau cirque » en Belgique.
» Je viens d’une époque où tout était possible avec le nouveau cirque « , explique-t-il. » Mes spectacles ont toujours raconté une histoire actuelle et se sont ouverts à plusieurs arts. Avec Daral Shaga, j’ai voulu aller encore plus loin : un livret de Laurent Gaudé qui parle des réfugiés, une musique de Kris Defoort et une mise en scène de Fabrice Murgia. «
Un pari risqué mais nécessaire de Philippe De Coen.
Et quoi de plus actuel que ce mur dressé face aux Africains (et aux victimes des guerres au Moyen Orient) attirés par l’Eldorado européen ? Au moment de la conception du projet le » mur » se trouvait surtout autour des enclaves espagnoles en territoire marocain, Melilla (1998) et Ceuta (2001) par où passaient les migrants sub-sahariens. Depuis lors les murs se sont multipliés, en Israël (2002), entre les Etats-Unis et le Mexique (2006), thème repris et amplifié par Donald Trump. Il est loin le temps où le » monde libre » fustigeait le » mur de la honte « , à Berlin, tombé en 1989. Et les murs » improvisés » récemment en Europe (Hongrie notamment) se multiplient avec la crise syrienne, comme une panique européenne et mondiale.
Ce détour historique pour situer le » parti-pris » de Daral Shaga : aucun réalisme documentaire, aucun affrontement violent entre migrants et gardiens de l’ordre européen, aucune » action » à la limite. On assiste à une méditation poétique intériorisée entre un père et sa fille qui tentent de franchir l’obstacle et se heurtent à ce mur. La » vieille génération » qui se sacrifie à la nouvelle, une lueur d’espoir et ces corps habiles de circassiens qui ne font pas un » numéro » mais illustrent avec force le débat intérieur des protagonistes. La partition de Kris Defoort, d’un lyrisme parfois tendu dans le dialogue père/fille, introduit aussi des rythmes » jazzy » qui soutiennent la superbe scène d’escalade du mur, magistralement interprétée par la troupe de circassiens chorégraphiés avec intelligence par Fabrice Murgia.
Une mise en scène brillante.
– © Hubert Amiel
La réussite globale de ce spectacle risqué est due, en grande partie, à Fabrice Murgia, qui a su faire la synthèse des contraires apparents, action et méditation, musique nouvelle et dynamisme circassien. Son défi initial ?
» J’avais déjà voulu adapter » Eldorado » de Laurent Gaudé, confie-t-il, qui traite lui aussi du thème de l’immigration et de la douleur de l’exil. Donc quand Philippe De Coen m’a proposé de mettre en scène un tel sujet avec de tels défis, me soumettre à la partition d’un opéra contemporain et mettre en scène des acrobates j’ai accepté sans hésiter. A l’opéra, les chanteurs sont de plus en plus conscients qu’ils doivent être des acteurs et parviennent à jouer dans des positions impossibles » tête en bas « . Ici pas question de transformer les acrobates en acteurs ni de leur faire faire des » numéros » de mât chinois ou de tissus aériens pour éblouir. J’ai utilisé la force et l’habileté de leur corps pour chorégraphier l’action dramatique. En alternant par la vidéo les gros plans et par la lumière les plans larges. Au total je suis heureux d’avoir participé à ce projet risqué mêlant opéra, cinéma et cirque mettant sur scène 12 artistes, musiciens, chanteurs et circassiens. Et qui a connu plus de 30 représentations «
Mission accomplie donc pour cet opéra circassien court (1H30), affrontant une réalité rude, l’immigration de masse, par le biais de la fable et de la mélopée poétique, rendue concrète par l’art du cirque.
Promue par la volonté du directeur de Feria Musica Philippe De Coen, cette » folie » (mêler cirque et opéra) a reçu de la part d’un public -plus jeune que la moyenne des abonnés de La Monnaie- un accueil chaleureux et mérité.
Daral Shaga de Kris Defoort et Laurent Gaudé, mise en scène de Fabrice Murgia.
–co-programmé par La Monnaie et le Théâtre National, jusqu’au 15 janvier.
-poursuit et achève sa carrière en France (Reims, Le Mans, Dunkerke, Caen jusqu’à fin mars.)
Christian Jade (RTBF.be)
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