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LES « IPHIGENIE » DE GLUCK A AIX. L’intelligence de Dmitri Tcherniakov et la puissance d’Emmanuelle Haïm.

Le directeur du Festival d’Aix Pierre Audi aime les « coups ». Recréer une œuvre disparue comme le Samson de Rameau, par les complices Raphaël Pichon et Claus Guth, une énorme réussite. Et autre coups risqué : présenter ensemble les deux Iphigénie de Gluck (en Aulide et en Tauride) et en confier la mise en scène à Dmitri Tcherniakov, qui adore casser la tradition. Une belle surprise : le maître russe se met au service des deux œuvres. Son analyse rigoureuse est renforcée par la direction dynamique et habitée d’Emmanuelle Haïm et la qualité des interprètes.

On restait un peu dans le doute après la dernière réalisation au Festival d’Aix (2023) de Tcherniakov, un Cosi fan tutte où les quatre ados mozartiens (qui s’illusionnent sur la fidélité amoureuse) devenaient des échangistes de plus de 50 ans.

Pas d’invraisemblance ici. L’opposition entre les deux univers d’Iphigénie, en Aulide avant la guerre de Troie et quinze ans plus tard en Tauride, après la guerre, est conceptualisée avec pertinence. Le fil conducteur de ce diptyque, ce sont les centaines de milliers de morts et blessés affichés à l’entracte pour situer l’action.

La scénographie de Tcherniakov lui-même traduit sur un mode épuré l’opposition des deux mondes. Le palais d’Agamemnon est un grand appartement labyrinthique art déco très joliment illuminé alternant des scènes en chambre et des réunions de bureau. Après la guerre, dans Iphigénie en Tauride, il ne reste du palais qu’une carcasse aux arêtes visibles par des tubes de néon où le noir domine l’espace.

Les protagonistes affichent en Aulide des couleurs vives, du mauve d’Agamemnon au vert pomme de Clytemnestre en passant que le rose vif d’Achille. Il règne une atmosphère mondaine ponctuée par la fête du mariage où un Achille caricatural joue les animateurs déhanchés. Les négociations politiques pour sauver le mariage ou … la vie d’Iphigénie se déroulent dans l’inconscience du cataclysme guerrier qui guette. Seule Clytemnestre et Iphigénie émergent par leur humanité de cet aveuglement mondain.

En Tauride, quinze ans plus tard, c’est la sinistrose qui règne. Iphigénie, l’héroïne aux cheveux grisonnants comme sa robe, est prêtresse du temple de Diane, commise d’office à chasser les étrangers, dont son frère qu’elle ne reconnaît pas tout de suite. L ’atmosphère lourde est envahie de cauchemars prémonitoires ou d’hallucinations mortifères qui ramènent la guerre et ses morts au centre de l’action. Oreste et son ami Pylade vêtus d’uniformes guerriers défraîchis sont condamnés à mort et sauvés de justesse par Diane. La solitude d’Iphigénie est totale.

Le concept tient donc la route mais c’est la beauté de la musique qui illumine cette production et tisse des liens somptueux entre les deux volets du diptyque. A commencer par la soprano Corinne Winters qui joue pendant près de 4 h (avec un entracte d’une heure trente) le double rôle-titre d’Iphigénie adolescente puis vieillissante dans deux opéras conçus pour des registres de soprano différents. Opposée à son père, sa mère, son frère, elle-même dans ses cauchemars elle livre une performance vocale et scénique impressionnante. Enorme performance. La soprano Véronique Gens en Clytemnestre est d’une intensité vocale et d’une qualité de jeu stupéfiantes. Les guerriers fatigués, l’Oreste de Florian Sempey (baryton) et le Pylade de Stanislas de Barbeyrac (ténor) forment un duo émouvant. Même les rôles plus caricaturaux interprétés par le baryton Russell Braun en Agamemnon mollasson et le ténor Alasdair Kent en Achille trépidant et vain font mouche.

Mais la « reine de cette nuit », celle qui mène le jeu, impulse les rythmes, soutient les protagonistes et porte les émotions à leur comble c’est la cheffe d’orchestre Emmanuelle Haïm à la tête de son Concert d’Astrée. Au sein de ce monde guerrier bien cadré par Dmitri Tcherniakov, Emmanuelle Haïm porte à ébullition cette musique tellement intense de Gluck, un Autrichien qui a redynamisé l’opéra français à la fin du siècle des Lumières.

Christian Jade

Iphigénie en Aulide & Iphigénie en Tauride de Gluck , mise en scène de Dmitri Tcherniakov , direction orchestrale Emmanuelle Haïm, jusqu’au 16 juillet au Festival d’Aix-en-Provence. Diffusion le 11 juillet à 19H15 sur Arte.TV .

Photos © Monika Rittershaus .

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