« IPHIGENIE EN TAURIDE » (GLUCK) : la querelle des Atrides projetée en Ukraine. Trois voix superbes.
Les déchirements meurtriers de la famille des Atrides lors de la guerre de Troie, portés par Eschyle, Euripide et Sophocle ont inspiré à Gluck deux opéras dont Iphigénie en Tauride. Ce drame mythologique, métaphore de haines intra-familiales meurtrières, est aussi une critique des absurdités de la guerre. L’Opera Ballet Vlaanderen nous propose jusqu’au 5 novembre une version très contemporaine, mise en scène par le jeune metteur en scène espagnol Rafael R. Villalobos.
Dans la version d’anthologie de Krzysztof Warlikowski à l’Opéra de Paris, du temps de Gérard Mortier, Iphigénie est une vieille dame, réfugiée dans une maison de retraite, rongée par la mélancolie. L’irruption de la guerre via Oreste et Pylade est surtout l’occasion de revivre, live ou en vidéo, le meurtre de Clytemnestre par Oreste son fils incestueux. Une psychanalyse plus qu’un pamphlet anti-guerrier. Avec stylistiquement le théâtre dans l’opéra avec le dédoublement des chanteurs par des acteurs.
Le jeune metteur en scène espagnol Rafael R. Villalobos est très clair dans ses intentions. Sa version d’Iphigénie en Tauride, créée à Montpellier et reprise à Anvers est « engagée », inspirée explicitement de la guerre russo-ukrainienne. La Tauride, territoire des Scythes dans l’antiquité est en fait le territoire de la Crimée actuelle et par extension de l’Ukraine. La ville de Marioupol détruite et son théâtre, rempli de civils, anéanti au début de l’invasion russe de 2022 sont au centre symbolique et de l’action et du décor. En fond de scène les gradins noircis du théâtre détruit accueillent les nombreux chœurs de prêtresses, de soldats scythes puis grecs et des Erinyes, déesses de la vengeance qui commentent l’action. Une échancrure dans le toit permet d’accueillir l’orage initial dont la musique sublime de Gluck annonce le cauchemar d’Iphigénie envahi de meurtres familiaux.
Mais ce lieu théâtral permet aussi d’introduire deux extraits, non musicaux d’Euripide et de Sophocle qui avant l’acte I et l’acte III campent les grands absents à l’origine du carnage familial : Agamemnon, qui a sacrifié Iphigénie à ses ambitions politiques et Clytemnestre qui a vengé sa fille en tuant son époux, avant d’être assassinée par son fils Oreste. De quoi rappeler au spectateur les motivations familiales initiales du carnage.
Réalisme documentaire et rayonnement musical
Sur scène un excès de réalisme « documentaire » sur les massacres « russo-scythes » en rajoute une couche dans le mélodrame. En sont victimes le Roi scythe Thoas, déjà bourreau des Grecs qui doit ajouter à son personnage un rôle de violeur en direct. Mais surtout Iphigénie, la prêtresse de Diane affichant la silhouette d’une « Annie get your gun » du Far West avec une chemise de cow girl, un plaid écossais et surtout un énorme revolver dont elle menace son malheureux frère. Pas vraiment convaincantes ces démonstrations.
Par contre les trois chanteurs protagonistes sont plus que convaincants. La mezzo canadienne Michèle Losier assume avec élégance ce rôle d’Iphigénie, tueuse malgré elle, et son timbre rayonnant surmonte tous les obstacles vocaux dans quelques airs fameux du répertoire. Le baryton turc Kartal Karagedik campe avec une force bien maitrisée son malheureux frère Oreste plein de remords pour le meurtre de sa mère mais surtout d’amitié douloureuse pour son complice Pylade. Ce dernier, incarné par le remarquable ténor belge Reinoud Van Mechelen, un baroqueux à l’aigu sensuel nous emmène au paradis des très belles voix. Enfin les chœurs et l’orchestre de l’Opera Ballet Vlaanderen dirigés Jon Klomp et Benyamin Bayl rythment la partition avec un raffinement énergique qui provoque la standing ovation du public de la première pour l’ensemble de la distribution.
Un opéra rarement joué et qui vaut le déplacement.
Iphigénie en Tauride de Gluck mis en scène par Rafael Villalobos à l’Opera Ballet Vlaanderen à Anvers jusqu’au 5 novembre.