• Théâtre  •  » Elisabeth II  » de Thomas Bernhard : Denis Lavant, ou la férocité jouissive ****

 » Elisabeth II  » de Thomas Bernhard : Denis Lavant, ou la férocité jouissive ****

Imaginez un vieillard frôlant les 90 ans, accroché à sa chaise roulante et assassinant son entourage et ses voisins à coups de critiques décapantes ou de (fausses) promesses d’héritage. Une sorte de « Tatie Danielle » mâle, le Sieur Herrenstein, jouissant de désespérer son entourage, prenant plaisir à torturer son majordome, sur le mode sado-maso, et tyranniser sa gouvernante, organisatrice d’une fête…dont il ne veut pas. Voilà pour la « comédie » qui emballe le public, d’entrée de jeu. Denis Lavant, en Herrenstein, y dresse le portrait ravageur d’un vieux salaud répugnant, riche marchand d’armes, une sorte de Dassault au bord de la mort, mais toujours prêt à en nier la proximité.

Pas une comédie ?

Cependant cette farce grotesque, jouée par ce clown inspiré, n’a de « réaliste » que l’apparence. Et après les premiers gloussements de bonheur dans la caricature, le malaise s’installe. Les « gags » sont bien là nous guettant au détour d’une phrase, d’une grimace, d’une cabriole du génial acteur. Mais Thomas Bernhard précise: « pas une comédie« , à la manière de Magritte précisant « ceci n’est pas une pipe ». Ca ressemble à une comédie mais, précise la metteuse en scène, Aurore Fattier, « si on commence à jouer la pièce comme une comédie, en partant de l’extériorité des gags et des effets de texte, alors on ne rend pas compte de la véritable cruauté du texte. Il faut garder à l’esprit qu’il s’agit d’un trajet intérieur très douloureux pour le personnage d’Herrenstein ».Et de fait la mise en scène est constamment sur le fil du rasoir, creusant un ricanement qui cache une angoisse, donnant libre cours à la haine des autres qui cache une immense haine de soi. Et le double registre fonctionne à la perfection, on passe sans cesse du rire à l’irritation puis à la réflexion. Magie du texte d’un auteur génial dans l’excès.

 

Un acteur hors normes, une troupe soudée.

Denis Lavant et Alexandre Trocki dans

Denis Lavant et Alexandre Trocki dans – © Marianne Grimont

Autre difficulté : le texte est un « monologue accompagné », où Herrenstein est un bavard intarissable face à des comparses presque muets ou réduits à quelques répliques pauvres. Danger: un « grand » acteur tirant la couverture à lui face à des comparses inexistants. Miracle : Lavant est vraiment un « très grand » acteur s’appuyant sur ses comparses pour les mettre en valeur et, donc, être plus… étonnant encore. Il faut voir comment Alexandre Trocki, le majordome, parvient à exprimer sa haine contenue en trois mots, un visage faussement impassible ou un geste brusque sur ce corps d’infirme/ bourreau. Ou comment Delphine Bibet la gouvernante/pianiste, constamment houspillée, trottine sans cesse, dans l’organisation improbable d’une réception. Comment un trio de domestiques rythment l’espace de leur allées et venues loufoques. Les mêmes-Jean-Pierre Bodson, Michel Jurowicz, Véronique Dumont et François Sikivie-se transformeront en autant de petits personnages caricaturaux tournant autour de la fortune du vieil atrabilaire.

Une dimension politique.

Mais que vient faire Elisabeth II dans ce curieux manège? Nous sommes à Vienne, dans l’appartement de Herrenstein, qui donne sur la Ringstrasse, haut lieu où défilaient les troupes nazies après l’Anschluss, le rattachement de l’Autriche à l’Allemagne nazie. Et la foule qui envahit l’appartement bourgeois du « héros » vient assister à la visite de la Reine d’Angleterre, symbole de valeurs démocratiques. Or Herrenstein, qui hait la Vienne nazie se moque aussi des valeurs petites bourgeoises de la Reine qu’il prend un plaisir énorme à dynamiter. La dimension politique de tout le théâtre de Thomas Bernhard nous mène donc loin de la « Tatie Danielle » insupportable des premiers échanges. Et le décor conventionnel, hyperréaliste de Valérie Jung, parfois exploré des coulisses par une vidéo baladeuse sera d’autant plus efficace pour servir le final symbolique.

De la très belle ouvrage d’une troupe qu’on sent soudée autour d’un acteur exceptionnel-Denis Lavant, toujours juste, jamais cabotin. Et orchestrée avec précision par Aurore Fattier qui, après Racine, Pinter et Houellebecq prouve que l’amour des grands textes difficiles rencontre le plaisir du public.

 » Herrenstein, c’est moi « dit-elle.  » …Quelque part en moi se cache un vieux misanthrope handicapé, desséché, asphyxié par ses propres pensées et ses propres mots…Mais il y a une part de moi qui, comme le vieil Herrenstein, a un besoin vital des gens et du public de théâtre « .Thomas Bernhard lui tend un miroir qu’elle nous renvoie. Opération théâtrale réussie.

« Elisabeth II » de Thomas Bernard au Varia jusqu’au 14 novembre.

Puis à Liège (17-21novembre), Namur (1er-5 décembre) et Mons (27 au 29 janvier 2015). Et une tournée française de 20 représentations.

Christian Jade (RTBF.be)

 

 

 

Cet article est également disponible sur www.rtbf.be

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