• Opéra  • « Fanny et Alexandre » à l’opéra : Bergman ressuscité avec une force tranquille.

« Fanny et Alexandre » à l’opéra : Bergman ressuscité avec une force tranquille.

Ingmar Bergman aurait aimé cette adaptation de son œuvre à  l’opéra. Curieusement ce fou de musique classique n’a produit qu’un chef d’œuvre d’opéra filmé, une Flûte enchantée (1975) sublime, rythmée par le regard d’une petite-fille émerveillée. En choisissant le point de vue des enfants Fanny et surtout Alexandre pour raconter cette longue saga familiale partiellement autobiographique les adaptateurs ont vu juste et frappé fort.

A revoir le film de plus de trois heures, couronné de trois Oscars, vu en 1982 et le feuilleton originel de plus de cinq heures, disponible sur un DVD remasterisé en 2013, on replonge dans cet univers beau et cruel, découvert adolescent dans La Nuit des Forains (1953). Quelle émotion de retrouver la tribu Ekdahl, dominée par une matriarche bienveillante, l’actrice Helena, entourée de ses trois fils un peu fêlés. Trois fils : Oscar, acteur fragile qui dirige le théâtre familial avec sa femme Emilie, Gustaf Adolf, homme d’affaires et obsédé sexuel et Carl prof d’université ruiné, suicidaire qui dézingue sa pauvre femme en permanence. La fête de Noël en famille est rapidement suivie de la mort d’Oscar qui laisse Emilie veuve avec ses deux enfants Fanny et Alexandre orphelins. Le remariage d’Emilie avec Edvard Vergerus, un évêque protestant rigoriste et brutal, assisté de sa cruelle servante Justina entraîne la révolte d’Alexandre et le divorce d’Emilie. Isak Jacobi, ancien amant d’Helena sauve les enfants et permet à Alexandre de trouver sa voie dans le dédale de sa maison magique avec ses fils Aron et Ismaël.

Découverte de la soirée : Jay Weiner (15 ans) en Alexandre, un jeune « boy soprano » qui « déchire »,  tant par sa présence scénique d’acteur que par la qualité claire et ferme de son aigu. Issu des chœurs d’enfants de la Monnaie, sa voix rare a un bel avenir. Photo (c) Baus

Un opéra vécu et vu par des enfants

Dans un décor reflétant la Suède du début du XXè siècle Bergman mélange le réalisme des personnages à des rêves fantomatiques et des envolées philosophiques et religieuses de très haut niveau.

A la Monnaie, le librettiste canadien Royce Vavrek, et le compositeur suédois Mikael Karlsson ont  « piqué » dans l’énorme corpus bergmanien les moments forts qui donnent sens à la quête d’identité d’Alexandre. Objet d’amour, objet de haine, il sort victorieux, avec sa sœur, de l’épreuve d’initiation qui les révèle à eux-mêmes. La mort du père, la haine réciproque d’Alexandre et de son évêque de beau-père, l’amant juif d’Helena, Isak Jacobi qui sauve les enfants des griffes de Vergerus structurent le récit. Avec la mise en valeur de deux personnages secondaires étonnants, Justina la servante complice de l’évêque et Ismaël, l’un des fils d’Isak, « l’homme sauvage et dangereux » qui transforme l’enfant révolté en adolescent conscient.  Dans cette logique les frères d’Oscar et leurs femmes sont réduits à des utilités qui font avancer l’action ou divertissent comme Carl le pétomane ! Adapter c’est recentrer, sans trahir.

Un espace symbolique, une musique minimaliste et sensible

Le metteur en scène, Ivo van Hove, avec ses complices habituels Jan Versweyveld à la scénographie et Christopher Ash à la vidéo, découpe la narration en trois lieux symboliques très simples. L’appartement riche et chaleureux de la matriarche Helena est  un puits de lumière centré sur une table de Noël qui servira aussi de lit de mort à Oscar. L’appartement prison de l’évêque nous plonge dans une  grisaille sinistre alors que la liberté retrouvée se déploie dans le joyeux bric-à-brac de la maison d’Isak envahie de marionnettes et de vieux bibelots, Dans chaque espace les enfants, omniprésents, ont leur « lieu » au premier plan comme observateurs, acteurs ou chanteurs. Un mélange d’efficacité, de rationalité et de beauté qui est la griffe d’Ivo van Hove, appliquée aussi à sa remarquable  direction d’acteurs/chanteurs.

Photo (c) Baus

Le compositeur suédois Mikael Karlsson, qui a déjà réalisé avec Royce Vavrek un opéra adapté de Melancholia de Lars von Trier, lance aux chanteurs, à l’orchestre et au public un défi majeur: mélanger musique acoustique et électronique pour arriver à un univers sonore tridimensionnel répandu dans la salle par un  système de surround. Techniquement j’avoue que ce tapis sonore supplémentaire  n’ajoute pas grand-chose à mon plaisir d’écoute. Mais le parler/chanter minimaliste de la partition dans la ligne de Phil Glass, qui privilégie dans l’orchestre cordes et percussions, est fort bien modulé en fonction des douceurs ou crispations de l’action. Et il y a comme un parfum  de Britten dans les deux airs lyriques les plus émouvants: la mort d’Oscar, superbement interprétée par le ténor américain Peter Tantsits et l’initiation d’Alexandre à l’âge adulte par Ismaël, incarné par le fascinant contre-ténor américain Aryeh Nussbaum Cohen. La meilleure découverte de la soirée : Jay Weiner (15 ans) en Alexandre, un jeune « boy soprano » qui « déchire »,  tant par sa présence scénique d’acteur que par la qualité claire et ferme de son aigu. Issu des chœurs d’enfants de la Monnaie, sa voix rare a un bel avenir.

La distribution compte pas moins de trois vedettes internationales dont l’immense baryton américain Thomas Hampson, magistral en évêque brutal et sa complice la mezzo-soprano suédoise Anne Sofie von Otter à la voix assortie à la dureté du rôle. Côté tendresse on a adoré le duo mère/belle-fille (Helena/Emilie) où la soprano anglaise Susan Bullock enrobe la mezzo-soprano américaine  Sasha Cooke d’une vibrante et réciproque élégance de voix et de prestance. Humour aussi, sur la vieillesse, dans le duo entre Helena et son amoureux Isak (l’adorable baryton suédois Loa Falkman, lancé en 1981 par Peter Brook dans sa Carmen).

Enfin la cheffe française Ariane Matiakh domine avec un calme impressionnant ces masses sonores antagonistes qu’elle règle au quart de tour. Vivement la  revoir.

Au total une création contemporaine voulue par Peter de Caluwe, qui confirme l’excellence de sa direction de La Monnaie, proclamée  « meilleure maison d’opéra 2024 » par le prestigieux jury des OPER ! AWARDS pour « des performances créatives de haut niveau ».

Fanny et Alexandre de Mikael Karlsson d’après l’œuvre d’Ingmar Bergman, mise en scène d’Ivo van Hove. A La Monnaie jusqu’au 19 décembre, www.lamonnaiedemunt.be

+ Cycle Ingmar Bergman, à voir sur écran : Silence! Action! La Flûte enchantée! le 4.12.24 (19:00) au RITCS  ; Fanny et Alexandre, le 7.12.24 (11:00) au Cinéma Galeries ; PERSONA, le 9.12.24 (19:00) au Cinéma Palace.

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