Festival d’Aix 2016 : « Pelléas et Mélisande » de Debussy. Mélisande en rêveuse manipulatrice. Katie Mitchell et Esa-Pekka Salonen au sommet de leur art.
C’est par le théâtre, au Festival d’Avignon 2011, que j’ai découvert Katie Mitchell, qui montait une version de » Mademoiselle Julie » de Strindberg intitulée » Kristin « . L’œuvre épousait le point de vue de la servante et pas de la maîtresse. Avec une virtuosité technique, qu’elle mit au service, en 2012, de l’inoubliable Written on Skin de George Benjamin.
Dans « Pelléas et Mélisande » l’angle choisi c’est Mélisande, sortie des brumes impressionnistes pour affirmer une forte personnalité dont les contradictions, le mélange un peu pervers de fausse candeur et de vraie sensualité s’explique par la logique du rêve. S’appuyant sur le savoir faire dramaturgique de Martin Crimp elle fait donc jouer Mélisande par une comédienne épaulant la chanteuse comme une jumelle de son inconscient. La scène la plus étonnante est celle où Golaud mène l’enquête et exige la vérité sur sa liaison avec Pelléas qu’il vient d’assassiner. Entre la cantatrice qui nie et son double qui étreint le fantôme de Pelléas tout est dévoilé. Sa sensualité, symbolisée par sa chevelure trouble même le sage Arkel.
Comme l’explique fort bien ci-dessous Stéphane Degout (Pelléas), le rôle de Mélisande ressemble à celui du personnage central de » Théorème » de Pasolini, qui détruit toute une famille. Autre force de cette mise en scène: la scénographie de Lizzie Clachan qui permet de jouer horizontalement sur un intérieur bourgeois et verticalement sur un escalier en colimaçon, lieu de tous les dangers. Ou encore une énorme piscine à l’eau croupie, lieu inquiétant du meurtre de Pelléas. La soprano Barbara Hanigan (Mélisande) joue et chante à merveille ce rôle pervers, entourée par les sonorités sombres du baryton basse Laurent Naouri, Golaud terrifiant quant il manipule le jeune Yniold (la frémissante Chloé Briot). Le baryton Stéphane Degout joue, tout en souplesse vocale et élégance d’acteur Pelléas. Nous l’avons choisi (itv ci-dessous) comme » poisson pilote » pour éclairer de l’intérieur la construction de cette version bouleversante de Pelléas et Mélisande. L’intelligente vision de Katie Mitchell, transcendée par les sonorités subtiles d’un Philharmonia Orchestra en état de grâce sous la direction d’Eza-Pekka Salonen, à l’autorité souple, font de ce Pelléas un moment de bonheur total. Une version de référence par le mélange réussi d’une musique aux limites du dicible et une vision dramaturgique fascinante d’intelligence. Le « couple » artistique Eza-Pekka Salonen/Katie Mitchell ? Encore ! Encore !
» Pelléas et Mélisande » de Claude Debussy, m.e.s de Katie Mitchell, direction musicale de Esa-Pekka Salonen.
Au Festival d’Aix-en-Provence, jusqu’au 16 juillet.
Puis au Polish National Opera et au Beijing Music Festival.
Christian Jade (RTBF.be)
Interview de Stéphane Degout (S.D), baryton, interprétant Pelléas par Christian Jade (C.J)
Stéphane Degout et Barbara Hannigan dans – © Patrick Berger
C.J : Quel est le rôle du chef d’orchestre Esa-Pekka Salonen dans la construction de ce » Pelléas » ?,
SD : E-P Salonen est arrivé seulement lors des répétitions sur le plateau après qu’on se soit concentré sur le jeu, les rapports entre personnages. Ensuite le chef d’orchestre s’est adapté à notre travail. Il faut dire que » Pelléas » n’est pas construit comme un opéra traditionnel, avec des morceaux de bravoure. Cela ressemble plus à une symphonie avec un orchestre omniprésent qui a souvent le beau rôle, musicalement. D’autant que l’écriture des parties vocales, la prosodie, le débit vocal et même la hauteur des notes correspondent à un débit parlé et pas chanté Nous, chanteurs, devons accepter d’être des » instruments » parmi d’autres, un peu perdus au milieu de la richesse de l’orchestre. La mélodie des parties chantées est relativement pauvre, 3 ou 4 notes qui se répètent, avec une amplitude très réduite. Et puis tout à coup l’orchestre s’emporte et emporte le chanteur avec lui avec des phrases aigües, longues mais sans recherche de l’éclat. Cette œuvre unique a suscité l’admiration des compositeurs et des chefs d’orchestre qui en raffolent. C’est une pierre blanche dans l’édifice de l’opéra contemporain.
C.J : La mise en scène de Katie Mitchell repose sur un principe : nous vivons dans le rêve de Mélisande.
SD : Je suis de fait un des personnages du rêve de Mélisande. Cela peut être une solution de facilité ou une contrainte extraordinaire. Ou bien on se dit : c’est du rêve donc on fait ce qu’on veut. Ou on essaie de » construire » ce rêve selon une logique. On a travaillé sur cette option .Il y a des touches de naturalisme et même d’hyperréalisme sur scène mais avec une couche de « vernis » qui rend les choses bizarres. Parfois j’ai ce même genre d’expériences : des rêves très réalistes, avec des détails très précis mais bizarres : une maison s’écroule, je suis dedans…et je ne réagis pas !
C.J : Le rôle de la scénographie est capital. On joue à la fois sur la verticalité d’un escalier en colimaçon vertigineux et sur l’horizontalité d’une maison d’apparence paisible sous laquelle git une immense piscine délabrée.
S.D : Cet escalier incarne tous les dangers puisqu’on s’y risque difficilement. Golaud y pense à une première tentative d’assassinat de Pelléas. Chaque fois qu’on y passe cela crée des moments de grande inquiétude, parfois sans musique d’ailleurs. Quant à la piscine abandonnée, avec son eau croupie -à l’opposé d’une pure fontaine »- et ses vitres brisées, envahies par la forêt, c’est un immense espace glauque, un cadre idéal pour mon assassinat par Golaud.
C.J : Mélisande, qu’on voit dédoublée entre elle et son rêve n’est donc plus une victime mais une » manipulatrice » ?
S.D : De fait, Golaud et moi sommes les personnages de son rêve et Mélisande c’est un peu une goutte d’acide dans un verre de lait ! C’est minuscule mais ça fait tout exploser. Elle me fait penser au personnage central de « Théorème » de Pasolini. On ne sait pas d’où il vient et il s’installe dans une famille dont il fait chavirer chaque membre de manière catégorique et violente. Lui et Mélisande sont des révélateurs de vérités cachées.
La solitude de Pelléas préfigure sa mort. Golaud reste en vie mais que peut-il devenir après son crime? Même Arkel, le vieux sage est atteint par la sensualité de Mélisande. Et Katie Mitchell nous montre tout cela de manière crue. A un moment elle va droit au but mais avec une préparation subtile qui cultive l’ambigüité.
C.J : Je partage ce bel éloge de Katie Mitchell. Mais de » Pelléas » à nos compositeurs belges contemporains, Philippe Boesmans et Benoît Mernier il y a une filiation ? Vous aimez le risque de défendre des œuvres contemporaines ?
S.D : Je n’ai pas pris l’initiative mais Benoît Mernier et Philippe Boesmans sont venus me proposer des rôles et j’ai pris un certain plaisir à découvrir et faire vivre des musiques nouvelles de qualité. C’est très excitant d’être le premier à faire vivre une partition et un personnage. Une expérience humaine aussi : Benoît et Philippe étaient présents aux répétitions mais ils étaient encore plus intimidés que nous d’assister à la naissance de leur œuvre. Parfois émerveillés, parfois » dans leurs petits souliers! » Et ça continue ! L’an prochain, je participe à la création, ici à Aix, du » Pinocchio » de Joël Pommerat et Philippe Boesmans. Et au Covent Garden de Londres je poursuis avec Katie Mitchell et Barbara Hanigan la création de la prochaine œuvre de George Benjamin dont » Written on the skin « , mis en scène par Katie Mitchell a fait un triomphe ici en 2012. Donc je suis venu par hasard à la musique contemporaine mais j’y ai vraiment pris goût !
» Pelléas et Mélisande » de Claude Debussy, m.e.s de Katie Mitchell, direction musicale de Esa-Pekka Salonen. Jusqu’au 16 juillet à Aix.
Christian Jade (RTBF.be)
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