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Festival d’Aix-en-Provence 2023. « Cosi fan tutte » de Mozart, revu par Dmitri Tcherniakov. La revanche de Despina.

Avec Dmitri Tcherniakov à la mise en scène on sait d’avance que l’œuvre de répertoire proposée va passer un mauvais quart d’heure. En tout cas subir un changement d’angle radical. Dans le Cosi présenté à l’Archevêché la thèse est explicite : les interprètes ne sont plus des ados de 15 ans qui cherchent leurs marques mais deux couples de plus de cinquante ans qui viennent subir volontairement une cure d’échangisme pour réveiller leur libido. Pourquoi pas ? Si le nouveau livret et surtout la musique de Mozart suivent. Or, on a souvent l’impression d’assister à un film dont les dialogues appartiennent à un autre film…

Dès avant le surgissement de la musique, on voit un homme, en l’occurrence Don Alfonso secouer et battre une femme, la soubrette Despina, sa future complice en manipulation. A la fin il sera exécuté par sa complice pour ses maltraitances. Un des fils conducteurs de ce Mozart revisité.

On voit arriver ensuite, petite valise à la main, dans une pièce luxueuse anonyme, avec deux chambres à vue, deux couples mariés, la belle cinquantaine, venus se « recycler » affectivement en suivant les cours d’échangisme d’Alfonso et de sa compagne Despina.

Dans le livret mozartien, Alfonso est un philosophe un peu cynique qui parie avec deux jeunes garçons que leurs fiancées sont infidèles par nature puisque « Cosi fan tutte »/« Ainsi font-elles toutes ». Et l’opéra est la démonstration par l’absurde de sa théorie. Trame légère, drame joyeux : les fiancés parieurs sont réquisitionnés « inopinément » par le service militaire pour mieux revenir sous la forme de deux Albanais masqués qui entament des scènes de séduction en règle. Craquera? Craquera pas ? Le masque permet à chacun.e de révéler ses vraies pulsions, favorisées par Despina, déguisée en médecin ou en notaire. Au final, un « happy end » de réconciliation peu crédible mais comme suspendu : personne n’est obligé d’y croire. Les hommes sont aussi coupables que les femmes, avec le ridicule en plus, en sorte que le vrai titre mozartien serait « Cosi fan tutte/tutti».  Comme le conclut d’ailleurs Don Alfonso, le manipulateur finalement bienveillant : Tout le monde accuse les femmes et moi je les excuse de changer d’amour mille fois par jour. Les uns appellent cela un vice et les autres une habitude. Quant à moi je crois que c’est une nécessité de cœur. Il faut que l’amant abusé se reproche sa propre erreur ». Le XIXè siècle bourgeois enlèvera ce « Cosi » de l’affiche pour « immoralité ». Dans la célèbre trilogie Da Ponte on rejouera Cosi seulement après la 2è guerre mondiale !

Tcherniakov renverse la table mozartienne, supprime les masques ou s’en amuse pour mettre les vieux échangistes devant leurs contradictions, comme il avait utilisé la Carmen de Bizet pour guérir l’impuissance d’un homme dépressif. Le metteur en scène affirme que la misogynie et le machisme de Don Alfonso sont inaudibles aujourd’hui et que le « féminisme » égalitaire de Despina est « suspect ».  On a changé d’époque, écrit Tcherniakov, pas seulement depuis #Me Too mais …depuis 25 ans nos normes et lignes rouges ont considérablement évolué.

Le baryton Georg Nigl ( Don Alfonso) et la soprano Nicole Chevalier (Despina), maîtres du jeu échangiste de Cosi fan tutte  revu par Dmitri Tcherniakov . (c) Monika Rittershaus

Livret cassé, musique fragilisée.

Les conséquences pratiques de ces prémisses ? Dans le premier acte basé tout entier chez Mozart sur la « mascarade » et le quiproquo les airs délicieux des amants potentiels sonnent faux puisqu’ils se connaissent depuis 30 ans et ce « retour aux sources » ne marche pas. On a souvent l’impression d’assister à un film dont les dialogues appartiennent à un autre film. L’ennui guette, dans ce décor d’un luxe glacial. Ajoutez que les voix des interprètes n’ont plus l’éclat de leur jeunesse surtout dans l’aigu mais ils et elles se débrouillent plutôt bien par rapport à la volonté du metteur en scène de « surexposer » leurs faiblesses, de caractère et de voix.

Au 2è acte mozartien les héroïnes sont « démasquées », les reproches volent et Don Alfonso essaie de calmer le jeu par un mariage arrangé puis une réconciliation « invraisemblable ». De fait, c’est de l’opéra. Tcherniakov introduit alors sa dynamique tout aussi « invraisemblable » en transformant Alfonso en une brute polyamoureuse et un macho hyperactif embrassant de force (donc « violant ») hommes et femmes et les obligeant à faire de même entre eux. Il invente une séquence d’humiliation brutale au moment du mariage arrangé traditionnel. La vengeance tardive de Despina, sa complice active, qui l’abat au fusil, sonne faux.

Transformer le couple Don Alfonso/Despina en leurs contemporains cyniques Valmont et Merteuil des Liaisons dangereuses avait déjà été tenté avec subtilité par Michael Haneke à la Monnaie (en 2013). Mais se la jouer genre Orange mécanique ou Tarantino parodique ne sert ni le livret ni la musique de Mozart qui peine à convaincre ici.

Or Tcherniakov est parfaitement capable de servir une œuvre du répertoire sans la nier ou la réduire. Sa mise en scène du Conte du tsar Saltane de Rimsky Korsakov à la Monnaie (en 2019) plaçait un enfant autiste au centre de l’action tout en utilisant de remarquables vidéos et costumes qui donnaient une beauté rêveuse mêlée d’humour à l’ensemble. Immense subtilité.

Cosi à Aix ne porte décidément pas bonheur aux metteurs en scène radicaux. Christophe Honoré (en 2016) plaçant l’intrigue dans un contexte colonial italien en Ethiopie, avait lui aussi raté le coche. Mais Louis Langrée, Sandrine Piau et Lenneke Ruiten avaient au moins sauvé la musique. Ici, hormis l’éclatante Despina de la soprano Nicole Chevalier et un chef d’orchestre Thomas Hengelbrock, qui joue les premiers de cordée dans un paysage de voix fragilisées, on entre difficilement dans ce projet intéressant mais inabouti…

Christian Jade au Festival d’Aix-en-Provence 2023.

Cosi fan tutte de Mozart, mise en scène de Dimitri Tcherniakov, direction musicale Thomas Hengelbrock

Au Théâtre de l’Archevêché jusqu’au 21 juillet. www.festival-aix.com.

Diffusé le 12 juillet à 20h sur France Musique.

Puis au Théâtre du Châtelet à Paris, au Théâtre de la Ville de Luxembourg et au Festspielhaus de Baden Baden

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