• Opéra  • Peter de Caluwe, un trajet d’audace et d’harmonie

Peter de Caluwe, un trajet d’audace et d’harmonie

ENTRETIEN / Personnalité phare du monde de l’opéra, Peter de Caluwe a dirigé La Monnaie pendant 18 ans. Après trois mandats de six ans, il passera le flambeau, en 2025, à Christina Scheppelmann et signe donc sa dernière saison. L’occasion d’un petit coup de projecteur en forme de bilan sur un parcours de près de 40 ans.

Quand je vois l’ensemble de votre carrière, je retiens un homme de continuité, d’audace et de raison qui a fait rayonner La Monnaie à l’international, nous offrant des castings pointus, des metteurs en scène dérangeants et créatifs. Je retiens aussi l’homme qui a surmonté avec sang-froid un nombre incroyable de crises internes et externes. La dernière en date : le Ring « interrompu » de Romeo Castellucci. Pourquoi avoir interrompu la tétralogie, le Ring mis en scène par Romeo Castellucci ? Mais d’abord pourquoi l’avoir monté alors que vous n’aimez pas trop Wagner ?

J’avais des réticences à monter ce Ring mais l’arrivée d’Alain Altinoglu en 2015, après une longue crise avec un orchestre sans chef permanent m’a rassuré. Avec Alain tout devenait possible. Quant à Romeo, après son Parsifal éblouissant de 2011, il était l’homme idéal pour cette tétralogie.

Je lui avais demandé de se concentrer sur ce Ring pendant les deux ans de production mais il a accepté d’autres mises en scène qui ont parfois perturbé nos horaires. Autre difficulté, Romeo voulait produire quatre objets scéniques différents, techniquement très compliqués, surtout pour les deux derniers épisodes (un film pour Siegfried, des lieux différents pour Le Crépuscule des Dieux).

C’est la source du conflit ?

Techniquement il y a toujours une solution. Pour Le Crépuscule des Dieux qui devait se jouer dans deux lieux différents dont un non-chauffé en plein hiver, on est arrivé à un compromis. Mais Romeo a rentré le script du film prévu pour Siegfried plusieurs mois trop tard pour être financé par plusieurs fondations, couvrant un budget de 2.000.000 d’euros, alors que nous étions limités à 600.000. Castellucci propose alors une solution vidéo mais refuse notre équipe et veut tourner en été, donc postposer les deux derniers épisodes. Le divorce est consommé. Et donc le 10 avril, j’ai demandé à Pierre Audi de prendre le relais, et on a eu la première de Siegfried le 11 septembre.

Vous connaissez bien Pierre Audi pour avoir travaillé avec lui, sur un Ring fameux, en 1998-99. Mais improviser un Ring, c’est hyper-risqué ?

On ne remplace pas un metteur en scène a fortiori pour le Ring wagnérien comme un chanteur souffrant. On a donc organisé une division du travail à trois, Pierre, Alain Altinoglu et mes équipes, en repensant les idées de base, surtout la vision des caractères, du Ring mis en scène par Pierre à Amsterdam en fonction de notre salle. Et sur la base d’un binôme sans continuité esthétique : la partie allégorique avec les dieux, c’est Romeo, la partie humaine avec le début de l’amour et la fin de l’amour, c’est Pierre. Je suis très fier du résultat : une mise en scène sobre, extrêmement musicale, travaillée et sur la partition et sur le texte et sur la direction d’acteurs. Je crois que ça a un effet magnifique qui devrait se poursuivre en février avec Le Crépuscule des Dieux.

Siegfried, mise en scène de Pierre Audi à La Monnaie, septembre 2024. Photo (c) Monika Rittershaus,

Vous avez travaillé seize ans avec Pierre Audi au Nederlandse Opera d’Amsterdam. Une expérience fondatrice ?

Je m’occupais de la promotion, de la communication et de la recherche d’un public nouveau pour ce grand théâtre de 1600 places (c’est ce que je faisais auparavant à La Monnaie). Pierre m’a confié ensuite la direction du casting et associé à son premier Ring en 1998/1999, puis à d’autres mises en scène. Dans ma fonction d’ « artistic administrator », j’ai  pu apprendre tout, sans en avoir la responsabilité finale. D’où ma gratitude envers lui.

Votre premier patron, feu Gérard Mortier (ancien directeur de La Monnaie) était le pape du nouvel opéra anticonformiste. Qu’est-ce qu’il vous a apporté ?

Je partage son exigence, sa vision artistique, sa passion de faire de l’opéra à travers le théâtre, d’avoir des périodes intenses de préparation, de répétition, une communication pointue avec le public, son refus du compromis, son audace. Mais je suis un homme d’harmonie et j’ai horreur du conflit alors que Gérard le cherchait, c’était son moteur. Un trajet trop complexe et même toxique pour moi. J’ai eu la chance de m’échapper vers l’Opéra d’Amsterdam.

Lors de votre première conférence de presse à La Monnaie en 2007 vous vous présentiez comme un réformateur voulant tout contrôler.  

Mon ambition était que la qualité de l’organisation soit au même niveau que le produit artistique. Je voulais m’occuper de tout pour y arriver, cela demandait beaucoup de changements. J’ai commencé par remplacer le directeur technique et rationaliser les fonctions de chacun. Il y avait 490 personnes qui travaillaient avec presque 310 fonctions différentes. Or il faut savoir qui fait quoi dans cette maison, qui est le responsable de quoi et comment on organise cette structure.

Non sans conflits avec le personnel et les syndicats…

Le dialogue avec les syndicats fut plus dur qu’avec les syndicats hollandais mais on a appris à se comprendre avec beaucoup de tensions mais jamais de crise grave. On n’a jamais été, comme en France, devant un arrêt lors d’une une première, un rideau qui ne se lève pas, jamais. Le résultat : on a gardé le dialogue et augmenté notre visibilité publique. La Monnaie est devenue un partenaire fiable. Les productions ont toujours été de haut niveau. Et j’en suis fier.

 « Quand vous avez la confiance des autres, vous pouvez apporter des changements sinon tout changement passe pour un excès de pouvoir. »

Alain Altinoglu, directeur musical de La Monnaie depuis 2016. Photo (c) Vincent Callot,

A l’époque, le choix du directeur musical a créé une crise de longue durée avec l’orchestre qui ne voulait pas de votre candidat. Vous n’avez trouvé l’oiseau rare, Alain Altinoglu qu’en 2015.

C’est tout à fait normal qu’un nouvel intendant choisisse son directeur musical. Gérard Mortier est venu avec Sylvain Cambreling, Bernard Foccroulle avec Antonio Pappano puis Kazuchi Ono. J’avais choisi Mark Wigglesworth dont j’appréciais le talent et l’énergie. Il a rencontré dès le début la résistance de l’orchestre. Les musiciens qui ne veulent pas d’un chef après plusieurs mois c’est impossible à gérer. J’ai dû m’en séparer. Mark s’est senti trahi et ne m’a plus jamais parlé. Pour moi ça a été très dur parce j’ai horreur de blesser les proches. J’ai mis sept ans à trouver un chef permanent consensuel.

Alain Altinoglu n’avait jamais été directeur musical d’une maison d’opéra mais s’est imposé d’emblée par sa maîtrise musicale qui a aidé l’orchestre à se renouveler, à évoluer. Quand vous avez la confiance des autres, vous pouvez apporter des changements sinon tout changement passe pour un excès de pouvoir. Depuis qu’il est là, il fait l’unanimité de l’orchestre, de l’intendant et du public.

Le financement de La Monnaie dépend principalement du gouvernement fédéral. En subissez-vous les crises ?

Depuis que je suis en fonction (2007) la crise communautaire est permanente et menace automatiquement nos finances. De 2007 à 2010 la scission de l’arrondissement électoral de Bruxelles-Hal-Vilvorde (BHL) empoisonnait l’atmosphère. En 2010-2011 l’absence de gouvernement pendant 541 jours a tout bloqué. On en souffre toujours puisque notre masterplan de 2010 financé par le Fédéral et la Banque Européenne d’investissement n’a jamais été approuvé. Donc au lieu d’une rénovation globale on doit « saucissonner » les travaux en petits projets, comme les récents travaux sur les ascenseurs de scène et, bientôt, les façades.

La prolongation des travaux de rénovation de 2015 à 2018 a-t-elle eu des conséquences financières graves ?

Heureusement une clause du contrat prévoyait que l’État couvrait tous nos frais de location. Les 6 premiers mois dans des institutions culturelles existantes puis sous la tente du « Palais de la Monnaie » à Tour et Taxis qui a coûté 10 millions en 2 ans. Cela aurait pu nous ruiner mais l’État a tenu ses engagements. Une des conséquences a été une chute de 25% de nos abonnements.

Par contre, à la même époque (2015) le Ministre Reynders a dû nous appliquer une diminution de 15% de notre subvention ce qui handicapait fortement notre budget de création. Nous avons dû supprimer la création des projets de danse et renoncer à notre programmation d’opéra baroque. L’État assume les salaires indexés de notre personnel mais le « culturel » devait être compensé par le fameux Tax Shelter, retardé perdant trois ans par le Ministre N-VA des Finances Van Overtveldt. Or ce Tax Shelter nous rapporte entre 4 et 5 millions d’euros par an, la Loterie nationale 1.5 million et le mécénat entre 600 et 900.000 euros Indispensable, donc.

 « Je crains l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement présidé par un N-VA, hostile aux institutions fédérales comme la nôtre. »

Aujourd’hui, l’avenir des finances de La Monnaie est-il en danger  ?

Nous avons bénéficié des tutelles fédérales libérales francophones « bienveillantes » de M. Reynders puis de Mmes Wilmès et Lahbib qui comprennent et défendent avec conviction notre rôle de vitrine culturelle privilégiée de la Belgique à l’étranger. Je crains l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement présidé par un N-VA, hostile aux institutions fédérales comme la nôtre. La crise financière globale (comme en 2010) entraînera des restrictions budgétaires sévères. La négociation sera dure pour celle qui me succède, Christina Scheppelmann. Dans le futur budget fédéral de crise et avec une proposition de régionalisation des institutions fédérales, où trouvera-t-on de l’argent pour La Monnaie alors que la Wallonie a déjà l’Opéra de Liège et la Flandre subsidie deux maisons d’opéra à Anvers et Gand ? Donc oui, danger !

L’exil de plus de deux ans à Tour et Taxis a-t-il apporté des changements dans votre manière de diriger La Monnaie ?

Curieusement dans le malheur et l’inconfort on s’est senti plus solidaires ce qui a « aplati » la pyramide hiérarchique, donc on fonctionne mieux. On a aussi renouvelé notre public : on avait perdu 25% de nos abonnés à Tour et Taxis, on en a regagné 30% souvent plus jeunes. Peut-être est-ce dû en partie au fait que j’ai pu concevoir un « répertoire » différent avec des metteurs en scène plus jeunes puisque nos moyens techniques réduits n’intéressaient plus les « grands ». Moi-même j’ai retrouvé mon appétit de « dramaturge » conseiller à la mise en scène. J’ai voulu un cycle Mozart Da Ponte liant les trois opéras en un décor unique et contemporain. Le mix de quatre opéras de Donizetti intitulé Bastarda centré sur Elisabeth Ière d’Angleterre a été un franc succès comme le cycle Verdi centré sur Rivoluzione e Nostalgia … et Mai 68.

Certains n’aiment pas trop votre tendance à vouloir rendre le répertoire toujours plus « contemporain ».

Je comprends ces objections sans les partager. A « contemporain » je préfère le mot anglais « relevant » (pertinent). Deux exemples. Le Parsifal mis en scène par Romeo Castellucci, unanimement salué en 2011, oublie toute référence à l’histoire allemande, au christianisme, au judaïsme, à Bayreuth et l’image habituelle de Wagner. Son angle : quand une société recherche un nouveau leader, comment le reconnaît-elle ?  La réponse, simple, est… tu le trouves en toi-même, comme Parsifal à la fin. Pertinent. Autre exemple. Le compositeur Philippe Boesmans, le Belge par excellence, un Flamand qui parlait en français, un francophone qui rêvait en flamand. Son dernier opéra On purge bébé d’après Feydeau rendait cette pièce de boulevard tellement moderne et … contemporaine. Tout comme son Au monde de et par Joël Pommerat à la fois actuel et de tous les temps. Donc pertinent.

En 2018 vous avez posé votre candidature à la succession de Stéphane Lissner à la direction de l’Opéra de Paris Vous étiez parmi les super favoris et ça n’a pas marché.

J’étais pourtant « le» candidat proposé par la commission de sélection et par le ministre de la Culture, avec la bénédiction de Jack Lang et du directeur en fonction. Et le président Macron a dit : « il n’y a vraiment pas plus jeune ? » et c’était fini ! C’est la vraie histoire, la seule. Celui qui a été finalement choisi, Alexander Neef a dix ans de moins que moi et quatre de plus que le Président.

Votre avenir vous le voyez comment ?

Je voudrais unir le monde de l’éducation, des amateurs, des semi-professionnels et de l’élite autour d’un projet artistique de très haute qualité, à la fois national et international. Un projet que je considère essentiel et nécessaire. La forme : un festival qui devrait avoir lieu dans les 10 provinces de Belgique. Je suis fortement avancé mais sans subsides, personne ne veut s’engager dans un projet utopique. Si le fundraising ne fonctionne pas je me dirigerai vers ce que je maîtrise, la direction d’opéra avec des possibilités notamment en Italie.

Vous avez des conseils à donner à Christina Scheppelmann qui vous succède ?

Il faut maintenir l’institution à son niveau actuel en défendant à 100 % le niveau européen et fédéral et le rôle créateur de l’institution. La négociation avec les nouvelles autorités fédérales sera rude. Christine a programmé fin 2025 une création prévue pour l’Opera de Seattle et qu’elle fait créer à Bruxelles. C’est de bon augure.

Propos recueillis par Christian Jade

Théâtre Royal de La Monnaie / De Munt. Photo (c) Pieter Claes.
POST A COMMENT