• Théâtre  • « L’Eveil du Printemps » (Wedekind/Roussel). Sexe, amour et tragédie en pays ado. Une symphonie pop et poétique ****

« L’Eveil du Printemps » (Wedekind/Roussel). Sexe, amour et tragédie en pays ado. Une symphonie pop et poétique ****

Critique :****

Une pièce parlant ouvertement de sexe au sein d’une bande d’ados de 14 ans, en 1891, dans l’Empire allemand, ça faisait plutôt mauvais genre ! « L’Eveil du Printemps », c’est le bourgeonnement du désir adolescent  avec toutes ses interrogations, ses peurs, ses variantes, de la masturbation à l’homosexualité, sans oublier le masochisme de l’héroïne principale qui aime se faire fouetter,  le viol d’une autre par un père indigne et le suicide d’un protagoniste. Tous ces tabous, d’un coup. Pièce interdite donc pendant 15 ans.

Wedekind, l’humoriste provoquant.

 Wedekind est lucide sur ses provocations : « Jusqu’à sa représentation (en 1906)  par Max Reinhardt, écrit-il,  la pièce a passé pour de la pornographie pure…. une insensée cochonnerie. …Depuis que Reinhardt l’a portée à la scène, on ne la tient plus que pour une tragédie très méchante, d’un sérieux de pierre….Or  il l’a conçue comme « une peinture ensoleillée de la vie, dans laquelle j’ai cherché à fournir à chaque scène séparée autant d’humour insouciant qu’on en pouvait faire d’une façon ou d’une autre« 

« Peinture ensoleillée, humour, insouciance » : une porte ouverte à Armel Roussel qui les pratique depuis toujours dans ses propres pièces ou ses hommages aux grands classiques, de Tchékhov à Shakespeare ou à Koltès.

 

2018, une époque libérée ?

Lode Thiery et Thomas Dubot dans

Lode Thiery et Thomas Dubot dans – © ‘c) Hubert Amiel

Pourtant le fond est bien  une « tragédie enfantine », avec deux morts, une obsession sexuelle multiforme et un balancement entre vie et mort, morale contraignante  et amoralisme inquiet. Ce texte « osé « , a-t-il « vieilli » à l’ère d’internet qui met à la portée des ados  la  « pornographie » banalisée et les rencontres en ligne ? Déjà en 1891, Wendla, pas dupe de sa mère et de sa théorie des « cigognes » posant les bébés dans les cheminées, lui réplique, moqueuse :  » Et si je demandais plutôt au ramoneur ?« .  Elle fait l’amour « naïvement », attend un bébé, sa mère la fait avorter et elle en meurt. La pilule résout tout ça aujourd’hui? Plus de jeunes filles enceintes à 14 ans en 2018 ? Les mœurs évoluent peut-être mais les tabous demeurent, comme les angoisses, les pulsions et les rapports de force entre parents, enfants et profs. Le suicide de Moritz suite à des échecs scolaires répétés et la peur du père  est toujours « vraisemblable«  dans une société de plus en plus compétitive. Et l’Eglise, base d’un enseignement répressif, ici caricaturé, n’a pas perdu de son « autorité » en France, à l’heure du mariage pour tous, combattu par des légions de manifestants catholiques. Le  baiser « furtif »  de deux jeunes homos dans « l’Eveil », criminalisé à l’époque, est toujours aussi « actuel ». L’homophobie se moque des lois, sévit en rue et parfois tue. La législation évolue mais le tabou absurde demeure. Mêmes tabous religieux imposés à la société sur l’avortement ou la fin de vie.  Quelle que soit la religion, chrétienne, juive, musulmane. Et l’athéisme militant de Melchior, le seul survivant, paraît bien fragile.

Un plateau de terre pour une symphonie des corps.

– © Hubert Amiel

Armel Roussel, dont c’est le livre de chevet depuis 25 ans, réussit une « symphonie totale » pour l’œil et l’oreille, en unissant la troupe et les solistes autour d’un vrai projet collectif. Avec un texte retravaillé, d’une belle efficacité scénique, mêlant au lyrisme dominant humour et familiarité. lls sont 12 pour une quarantaine de rôles dynamisés par  2 jeunes « pop rockeuses » Sasha Vovk et Julie Rens (groupe Juicy) qui nous accueillent par des « covers » et alterneront présence forte et rythmes  discrets. Au sol une noire Terre-Mère où s’ébrouent aussi bien les corps nus, en proie aux pulsions de désir que le fantôme du suicidé, Moritz, sorti de sa tombe pour dialoguer, au milieu des croix et des pierres tombales. Le  » décor  » est  simple, comme une place de village transformable, dominée par les lumières d’Amélie Géhin, jouant sur de sombres étendues brumeuses ou des déchirures lumineuses.

Un hymne à l’énergie vitale et à l’amour des comédiens

– © Hubert Amiel

Enfin et surtout ce « corps d’acteurs » comme on dit un « corps de ballet », est chorégraphié dans ses  élans collectifs ou ses désespoirs intimes. Judith Williquet en Wendla, figure de l’éternel enfant, solaire et terrestre, tendre et lucide avec sa mère (excellente Florence Minder), sensuelle avec Melchior, résignée quand  l’avorteuse accomplit l’ordre maternel, doublement mortel. Nicolas Luçon, plus Hamlet que jamais, est irrésistible dans le rôle de Moritz, le timide impénitent, qui compense sa faiblesse par l’humour. Et Julien Frégé, le brillant  Melquior, l’ami fidèle de Moritz, mort ou vivant, impose, en douceur, un personnage rayonnant.

Nadège Cathelineau assume avec une belle énergie  deux rôles importants : l’Homme Masqué, qui fait l’éloge final du  » doute  » comme principe de vie. Et Ilse, la dévergondée, qui pose comme  » modèle  » pour des artistes, un éloge vivant du corps féminin nu. Amandine Laval prête son charme aigu à Martha, battue et plus par son père. Romain Cinter, mué en Barbe Bleue, défend une réflexion mythologique sur la violence mortelle du désir. Dans  »  L’Eveil « , la nudité « chorégraphiée » n’est pas une facilité ou une provocation mais une évidence quand on interroge les angoisses du corps. Un peu comme Alain Platel montrant une dame en soins palliatifs, face à l’angoisse de la mort, dans le « Requiem » de Mozart revu par Fabrizio Cassol. Le corps mourant et le corps nu désirant, au centre de la toile scénique « live »: voilà des « tabous » qui nous interpellent et peuvent encore choquer d’excellents esprits, en ce XXIè siècle officiellement « libéré » (et baigné, sans pudeur excessive, de pornographie internet).

Au total, un projet ambitieux, un hymne à l’énergie vitale, au désir sans bornes, à l’amour des comédiens. Un feuilleté d’émotions et un éloge  sensible de la beauté des mots, des corps, des couleurs, des sons. Et une réflexion amusée sur nos doutes nécessaires et nos angoisses créatrices. « Je rêve, dit Roussel, d’un spectacle qui nous nettoie et nous donne le goût d’être soi sans fard, quelque chose qui nous rappelle ce que c’est que respirer« . Mission accomplie. Un Roussel de maturité.

« L’Eveil du Printemps » de Wedekind, m.e.s  d’Armel Roussel, au Théâtre National jusqu’au 5 mai.

Christian Jade (RTBF.be)

Cet article est également disponible sur www.rtbf.be

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