Reprise aux Halles de Schaerbeek. Un Jason contemporain tue les enfants de Médée. Bouleversant. ****
« Je crois que dehors c’est le printemps » part d’un fait divers italien, et universel, sordide, traité avec une incroyable élégance de narration. Une mère de 2 jumelles divorce et son ex-mari, psycho-rigide borné, se suicide après avoir fait disparaître leurs filles … sans laisser de trace, rendant tout deuil impossible. Vengeance sordide, cruauté perverse, comme si Jason, et non Médée, utilisait des enfants innocents pour marquer à mort sa compagne qui a cessé de l’aimer. Comment résister à cet « attentat » et renaître malgré tout ? Pas de psychologie à deux sous, pas de réalisme littéral.
La journaliste Concita de Gregorio a recueilli le témoignage d’ Irina Lucidi et Gaia Saitta, actrice et metteuse en scène italienne vivant en Belgique l’adapte et le joue en français dans une ambiance presque tchékhovienne.
Elle est d’une justesse totale dans sa narration du drame, de ses prémices, de ses conséquences, en prenant un risque maximal face à des témoins, dont elle ne maîtrise pas les émotions. A l’entrée du public elle procède à un casting rapide, intuitif, d’une demi-douzaine de spectateurs, jeunes et vieux, hommes et femmes. Elle les dispose sur 3 lieux du plateau, les « cadre » elle-même avec une petite caméra projetant parfois leur visage sur grand écran. Ils seront ses interlocuteurs, à la fois acteurs passifs et actifs représentants du public. Nos émotions, notre concentration angoissée se lisent sur leur visage. Et ce n’est pas du voyeurisme, tellement la concentration sur l’essentiel est grande, face à un discours à la fois tranquille et tranchant. Aucune préparation, ce sont de vrais, pas de faux témoins. Pas l’ombre d’un cabotinage.
Une horreur intériorisée. L’émotion forte du partage actrice/spectateurs
« JE CROIS QUE DEHORS C’EST LE PRINTEMPS» Gaia Saitta – © Edwin Groenendijk
Elle leur adresse son récit doucement, sans élever la voix. L’horreur est intériorisée. Je n’aime pas le procédé habituel de parcourir les rangs du public pour en faire de faux acteurs. Ici, on ne leur demande pas d’êtres acteurs mais des intermédiaires. Hier, vendredi 1er décembre, ils étaient parfaits, certains jours cela peut être très dangereux. Mais le théâtre est un risque ou il n’est pas. Ici ce risque est à la fois maximal et minimal tant le texte est beau et l’interprétation juste, précise. Une fable tragique s’ouvre, à la fin, sur la délivrance. La folie perverse ne détruira jamais l’amour, petit fleuve intranquille, à la source jamais tarie. L’amour plus fort que la mort, lieu commu, mais quelle subtile incarnation !
Le metteur en scène Giorgio Barberio Corsetti joue la sobriété, transformant les témoins improvisés en portraits vivants, intenses, subtilement éclairés par Marco Giusti, dignes de l’art italien de la Renaissance. Jamais vu un aussi bel hommage à la belle relation acteur-spectateur et à la qualité de l’émotion qui les unit. La beauté simple et l’intelligence scénique renforcent en douceur cette fable qui va, par petites touches, vers une fin optimiste, à contre-courant d’une époque qui magnifie et glorifie les monstres.
Pour ceux qui hésiteraient encore et ont besoin de références pour se déplacer : le spectacle a été créé en italien en septembre au Piccolo Teatro de Milan. Giorgio Barberio Corsetti est une référence internationale.Gaia Saitta a été à l’école de Ronconi, Grotowski, Vassiliev, Corsetti bien sûr et en Belgique, où elle réside, d’Alain Plattel et du groupe flamand » Ontroerend Goed « . Elle a fondé e Groupe Ifhuman, avec Hervé Guerisi et Julie Anne Stanzak ,et est en résidence artistique aux Halles de Schaerbeek. Elle signe la traduction/adaptation française de l’italien , excellente, ‘polie’ par Christophe Galand, directeur des Halles. On espère que celui-ci reprendra rapidement ce petit chef d’œuvre et que des programmateurs belges le rattraperont à 2 pas de nos frontières(Maubeuge) la semaine prochaine. Après avoir été créée en septembre au Piccolo Teatro de Milan.
Pour tout vous dire » JE CROIS QUE DEHORS C’EST LE PRINTEMPS » n’a pas besoin de toutes ces références pour être une des découvertes les plus remarquables de cette saison par une Italienne de Bruxelles.
2 exemples de la force tranquille d’un style dépouillé, d’autant plus glaçant.
Portrait de Mathias, le père infanticide psycho-rigide.
» La première fois que j’ai eu peur, la sensation d’avoir à côté de moi un parfait inconnu, c’était un jour sous les portiques de Bologne. Il y avait un enfant qui mendiait, sale et torse nu. Il faisait froid. Je me suis arrêtée et j’ai eu envie de pleurer. J’ai commencé à lui parler. Il était tellement petit. Mathias m’a tirée par un bras: qu’est-ce que tu fais, allez, viens, on s’en va. J’ai dit: c’est un enfant, regarde. Il m’a répondu: et alors? Il y en a des millions, allez, on y va.
Moi je l’ai regardé droit dans les yeux et ses yeux clairs m’ont paru vides. Des yeux d’oiseau. Des puits aveugles. Ça juste duré un instant. L’absence totale de compassion. Totale. Absolue. Parfaite. «
Et le final, une petite touche d’espoir sans emphase.
» Ce n’est pas la peine d’imaginer l’expérience d’être privé de son enfant. Chacun sait quel travail c’est de vivre avec le manque de l’être aimé. Un état de siège. La présence de celui qui manque t’assiège. Les années passent, les minutes non.
Il faut se distraire, parfois. C’est nécessaire comme le sommeil est nécessaire. Comme l’eau est nécessaire. Il faut conserver intact la mémoire des moments, mais sans s’y perdre. Ne pas vivre seulement pour eux. Il faut lâcher… Je suis une mère, je le serai toujours. Sans enfants, mais mère. Pas besoin d’enfants pour être mère. Je pensais que j’avais beaucoup aimé et que je n’aimerais jamais plus. J’avais tort. Mais maintenant allons faire un tour, ça te va ? «
« Je crois que dehors c’est le printemps » de Concita de Gregorio, adapté et joué par Gaia Saitta, m.e.s de Giorgio Barberio Corsetti .
Aux Halles de Schaerbeek reprise du 19 au 23 octobre 2018.
Cet article est également disponible sur www.rtbf.be