L’orgue des Beaux-Arts sort de 50 ans de silence. De Foccroulle au kletzmer, de Mernier au cinéma muet, d’Eötvös à Arvo Pärt. La totale !
Il a fallu l’énergie et la persévérance de deux grands organistes et compositeursbelges, Bernard Foccroulle et Benoît Mernier pour restaurer l’orgue de Bozar, endommagé par un incendie puis une inondation. Grâce à un ensemble d’experts français et luxembourgeois, l’équipe artistique et technique de Bozar et la participation d’entreprises privées, un instrument superbe de 4000 ‘tuyaux’ est fin prêt. Pendant huit jours et quelques prolongations, on pourra se gorger de toutes les possibilités de l’instrument rénové, enrichi d’une console qui séduira aussi les amateurs du répertoire d’orgue classique que la jeune tendance ‘électronique’ ou jazzy ou kletzmer. Avec des créations contemporaines (Mernier, Foccroulle, Arvo Pärt, Peter Eötvös). Et une illustration à l’orgue de films muets ! Le programme complet sur le site Bozar.
Les deux promoteurs de la rénovation, Bernard Foccroulle et Benoît Mernier créent, pour ‘InORGuration’, qui un poème ‘dantesque ‘ pour orgue chanté par sa fille, Alice, et le baryton Nikolay Borchev ; qui un concerto pour orgue et une élégie sur des poèmes d’Emily Dickinson. L’occasion de balayer le champ/chant des possibles de cet instrument prestigieux. Et aussi l’histoire- méconnue- de cet instrument ‘sacré’, savant et populaire.
Bernard Foccroulle: un instrument ouvert à toutes les recherches.
Bernard Foccroulle – © Gérard Julian AFP
BF : Cet instrument nous arrive enfin tel que nous l’avions rêvé, capable de servir à la fois la musique classique, symphonique avec orchestre et chœurs, mais aussi la création contemporaine qui a un rôle spécifique dans la vocation pluridisciplinaire des Beaux-Arts. On a ajouté à l’orgue originel une console qui permet d’utiliser les claviers de manière traditionnelle et en plus de mélanger les timbres, donnant lieu à des synthèses sonores nouvelles. L’instrument des Beaux-Arts va devenir un instrument de référence à l’échelle mondiale : des organistes, des compositeurs, des experts vont venir étudier les ressources de ce nouvel instrument et s’en inspirer pour d’autres constructions d’orgues ailleurs. L’orgue qui va être inauguré est à 97-98% de ses pouvoirs. On est donc au seuil d’une nouvelle et longue aventure.
Cet orgue, doté de mécanismes électroniques, pourra-t-il favoriser une créativité plus jeune et plus populaire ?
BF : Pour les Beaux-Arts c’est une bénédiction d’avoir un instrument de cette qualité. Il va pouvoir être utilisé par des musiciens qui viennent d’autres mondes que la musique classique, des musiques électroniques, du jazz, du rock, etc. Dans un avenir proche, l’instrument va bénéficier de l’apport de nouvelles technologies donc d’une extension de ses possibilités culturelles.
Bernard Foccroulle, organiste, directeur d’institutions d’opéra, propose une composition pour orgue et chant, ‘Des Enfers au Paradis’ .
BF : C’est une pièce de 50 minutes, très exigeante, notamment pour le baryton qui interprète Dante. Elle s’inspire d’un passage de la ‘Divine Comédie’ où Dante sort de l’Enfer avec Virgile et gravit en sa compagnie une série de montagnes au sommet desquelles il va retrouver sa Béatrice, qu’il n’a plus vue depuis sa mort. On est proche du monde de l’opéra, dans une forme dramatique qui tient compte à la fois de l’histoire de la musique d’orgue et de l’histoire de l’opéra.
Bernard Foccroulle avoue donc se diriger doucement vers la composition d’un opéra, par étapes.
BF : Mon projet suivant n’est pas un opéra, il concerne plutôt la voix et le piano. Son thème sera dans le prolongement de “l’Amour Poète” de Robert Schuman. Il sera mis en forme par Martin Crimp, mis en scène par Kathy Mitchell et créé aux “Bouffes du Nord” en 2019. Plus tard j’envisage de composer un opéra, mais je n’en livrerai pas le thème aujourd’hui !
Benoît Mernier: un instrument complexe, venu du cirque antique!
La joie de Benoît Mernier et de l’organiste Jean Ferrard face à l’orgue nouveau. – © Christian Jade
Benoît Mernier (BM) a composé un concerto pour orgue et orchestre qui inaugurera vendredi 15 septembre le cycle de 10 jours de fête pour la renaissance de l’orgue des Beaux-Arts. Alors, l’enjeu d’une telle partition ?
BM : Faire dialoguer deux “mastodontes”, un grand orchestre symphonique et un orgue qui est en soi un autre orchestre, doté du même volume sonore. Donc il faut inventer entre ces deux orchestres des possibilités de rencontre. Un violoniste est un soliste accompagné par 25 instruments avec lesquels il dialogue. L’orgue et l’orchestre ne jouent pas sur le même terrain.
Le rôle du compositeur/organiste dans ce ‘combat’ ?
BM : L’organiste est un orchestrateur qui va décider quel instrument (clarinette, trompette, flûte, etc, inclus dans les 4000 tuyauteries l’orgue) il va utiliser dans cet orchestre. Il doit aussi décider des couleurs sonores de la partition. Sur le nouvel orgue des Beaux-Arts un ordinateur intégré permet d’enregistrer les présélections qu’on introduira au cours de la performance. Pour les musiciens de musique électronique l’orgue est l’ancêtre de ce qu’ils font avec un synthétiseur, avec des résultats différents, mais c’est le même principe.
Une tâche très compliquée puisqu’il faut jouer sur 4 claviers, un pédalier/clavier et un ordinateur : les mains, les pieds, la tête requis par des tâches multiples en même temps : quelle performance ! Et avec une petite frustration sur les ‘limites’ de l’instrument.
BM : La manière dont le son est construit à l’intérieur des tuyaux géants impose des limites : le son pénètre, vibre et puis il faut l’arrêter de manière assez brutale. Donc on n’a pas de pouvoir expressif, comme le pianiste qui peut frapper plus ou moins fort sur la touche pour arriver à des crescendos nuancés ou un violoniste qui peut mettre des couleurs sonores selon la manière dont il appuie sur l’archet. Avec l’orgue on peut jouer seulement sur la manière dont on quitte la touche, au moment où le chant s’arrête.
Un lieu commun sur l’orgue: c’est une musique ‘sacrée’, d’église, donc austère ? Faux : il existe une littérature ‘laïque’ de l’orgue à partir du XIXè siècle. Et son origine est … circassienne et quel cirque!
BM : Dans l’Antiquité, les premiers orgues servaient à remplir un grand espace et à accompagner les spectacles de cirque. Ce fut le cas avec les martyrs chrétiens dévorés par les lions au son de l’orgue: on est très loin du ‘sacré’ ! L’Eglise a d’ailleurs mis du temps à admettre que la musique en général, dont l’orgue, avait sa place dans un lieu… sacré ! L’orgue est rentré progressivement dans les églises aux environs des 12e-13e siècles pour ses qualités ‘physiques’,parce qu’il convenait bien à de grands espaces ‘réverbérants’.
‘Pompe et circonstance’ : l’orgue invité aux mariages et au cinéma muet.
BM : Au XIXe siècle dans les salles de concert puis de cinéma muet le modèle de l’orgue était un orchestre ‘bon marché’, puisque joué par une seule personne. Toutes les salles diffusant du cinéma muet étaient dotées d’un orgue puis d’un piano. Et souvent en Angleterre, dans les salles municipales l’orgue accompagnait les mariages en grande pompe. Donc la réalité sociale de l’orgue dépasse largement le cadre de l’Eglise.
Et l’orgue des Beaux-Arts, restauré ?
BM : Cet orgue voulu par l’architecte Horta avait une fonction liée à ce grand centre culturel où se croisaient des gens qu’il fallait intéresser à plusieurs disciplines artistiques comme la danse, le cinéma et aujourd’hui la vidéo et la musique électronique. La restauration de l’orgue des Beaux-Arts va donc dans ce sens, ce mélange des cultures puisque sa modernisation permet un dialogue, notamment avec la musique électronique.
inORGuration à Bozar du 15 au 22 septembre.
Christian Jade (RTBF.be)
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