Festival de Salzbourg 2017 : Markus Hinterhäuser, proche de Gérard Mortier, fait souffler un vent politique et artistique nouveau.
Nous reviendrons sur la personnalité du nouveau directeur, Markus Hinterhäuser et sur sa volonté, totalement réussie, de mêler interrogation politique et renouveau artistique. Au moins trois opéras, ‘La Clémence de Titus’, de Mozart, mise en scène de Peter Sellars, ‘Lady Macbeth of Minsk’, mis en scène d’ Andreas Kriegenburg et même ‘Ariodante’ de Haendel, mise en scène de Christof Loy réussissent le double pari, politique et esthétique. Mais d’abord place aux 2 productions encore visibles.
‘Wozzeck’ d’Alban Berg, mise en scène de William Kentridge : un pamphlet anti-militariste dans les tranchées flamandes.
Il y a 23 ans en 1994 le premier Kunstenfestival des Arts de Bruxelles (KFDA) proposait- d’après la pièce de Büchner -pas l’opéra de Berg- un Woyzeck on the Highveld créé en 1992, où le héros était un pauvre Africain exploité non par un médecin ou un major mais par des contremaîtres blancs. Surprise totale d’un blanc sud-africain, Kentridge, osant, en pleine transition entre le régime d’apartheid de De Clercq et l’arrivée au pouvoir de Mandela dénoncer le régime d’exploitation des blancs : un coup de poing politique, un signe de changement radical. Effet saisissant aussi de la technique utilisée : des dessins de Kentridge au charbon de bois projetés sur un petit écran se doublaient de personnages incarnés par des marionnettes manipulées par d’énormes géants africains.
La surprise est moins radicale avec l’opéra Wozzeck de Berg proposé à Salzbourg, parce que l’angle choisi reste bien politique, mais le déplacement de sens moins grand qu’il y a 23 ans. Partant du postulat que l’opéra de Berg – écrit pendant la première guerre mondiale- n’a pu qu’être influencé par la brève expérience au front de Berg, Kentridge situe l’action dans une tranchée sur le front belge avec des surgissements de villes flamandes incendiées, de gueules cassées et de nature détruite. Mais le sujet politique est bien là, un manifeste antimilitariste, où les personnages Wozzeck, Marie, le Capitaine, le Docteur, etc sont cantonnés dans de petits placards où s’exaspèrent les rapports de force. Un raide escalier permet la circulation des minuscules personnages noyés dans un décor mouvant qui les dépasse. Comme si la musique, chanteurs et orchestre (le Wiener Philharmoniker, pas moins, dirigé par Vladimir Jurowski) en dialogue avec un paysage mouvant était plus importante que chaque » chanteur/personnage » prix individuellement. Formidable exercice d’humilité pour le grand Mathias Goerne, Wozzeck en fluidité, incarnant les horreurs de la guerre non comme héros romantique, victime isolée mais comme le protagoniste d’un drame collectif.
L’usage de la marionnette se limite aux apparitions du bébé de Marie. Depuis le premier Wozzeck Kentridge a affiné sa technique opératique en produisant à la Monnaie d’abord, à la demande de Bernard Foccroulle, Il retorno d’Ulisse de Monteverdi et La flûte enchantée de Mozart. Et au Festival d’Aix- en-Provence un extraordinaire Nez de Shostakovitz, dont le visuel épouse toutes les folies de la musique : coproduit avec le Metropolitan de New York qui le rappelle pour Lulu de Berg promu aussi, entre autres par les opéras de Lyon et d’Amsterdam. Le Woyzzeck magistral visible à Salzburg jusqu’au 27 août sera repris au Metropolitan de New York en 2019/20 ( !!) mais aussi à Toronto et en Australie (Sydney).
Ajoutons pour notre petite fierté nationale que le séjour heureux de Kentridge en Belgique il y a plus de 20 ans lui a permis d’intégrer à son équipe des talents belges comme Luc De Wit, co-régisseur, responsable des tournées internationales, Sabine Theunissen, scénographe et Greta Goiris, costumière de tous les opéras de Kentridge depuis 2004 mais demandée sur toutes les scènes internationales et qui a commencé par le théâtre… de Jacques Delcuvellerie.
Wozzeck, d’Alban Berg, mise en scène de William Kentridge, au Festival de Salzbourg jusqu’au 27 août.
NB : William Kentridge, artiste multi-disciplinaire a aussi conquis la Documenta (Kassel), la Biennale de Venise et il expose ses installations et schémas de mises en scène dans deux lieux d’art contemporain de Salzbourg , le Rupertinum et le Mönchberg jusqu’au 5 novembre.
» Lear » d’Aribert Reimann : déchéance paternelle, sauvagerie irrémédiable, musique déchirante, mise en scène conceptuelle de Simon Stone.
Anna Prohaska(Cordelia) Gérard Finley (Lear) et Evelyn Herlitzius (Goneril) dans Lear de Aribert Reimann – © SF- Thomas Aurin
Politiquement, c’est l’œuvre la plus sombre de Shakespeare que le compositeur autrichien Aribert Reimann rend encore plus désespérée, d’un nihilisme total, quasiment nietzschéen : si Dieu n’existe pas, alors tout est permis. Ou encore plus simple : la morale, ce produit culturel, n’existe pas et l’homme est un loup pour l’homme. Irrémédiablement, métaphysiquement. Une réflexion sur l’après-guerre (l’œuvre fut composée dans les années 70) mais l’actualité quotidienne de la sauvagerie politique en fait une œuvre contemporaine, terrifiante. Riemann et son librettiste Claus H. Henneberg démontrent que le pouvoir politique n’est qu’un exercice de sauvagerie où bons et mauvais sont éliminés indifféremment. Les deux pères bafoués Lear et Gloucester, l’un par deux de ses filles Goneril et Regan, l’autre par son fils bâtard Edmund ne sont pas sauvés par la fille ou le fils fidèle eux aussi exterminés. Une totale solitude existentielle s’empare du plateau.
La rudesse déchirante de la partition partiellement dodécaphonique mais presque toujours tonitruante, (1978) éclairée par de rares plages de douceur, vous marque d’une angoisse terrifiante. Etonnant ce combat d’atmosphères entre un orchestre déchaîné et des chanteurs/chanteuses dans le ricanement, le cynisme ont de rudes couleurs sonores. Mais l’orchestre, magistralement tempéré par Frans-Welser-Möst, ne ‘couvre’ ni Evelyn Herlitzius (Goneril) ni Gun-Britt Barkmin( (Regan) les laissant se livrer à un assaut sonore de cynisme triomphant alors que la gentille sœur (Cordelia, Anna Prohaska) et Lear (Gerald Finley) ont les parties les plus apaisées, quasi ‘lyriques’. Faut dire que le rôle de Lear était à l’origine une commande de Fischer Dieskau et que Cordelia était chantée par son épouse…Un peu de douceur dans ce monde de brutes ! Ce ‘Lear’ quasiment oublié, hors monde germanique, a été repris en 2016 à Paris dans une mise en scène de Calixto Bieito. En Belgique, un jour ?
Ici à Salzbourg, la mise en scène sarcastique de Simon Stone nous jette cette vérité au visage, nous renvoie à notre image. Sur scène un immense plateau de figurants, habillés à l’image du public salzbourgeois, hyper ‘chicos’, assistent, d’abord passivement, aux rugissements et anathèmes. Puis au 2 e acte quand les ‘exécutions’ commencent ce bon public de figurants, à notre image, doit s’agenouiller et plonger tête et corps dans un immense bain de sang avant de sortir du plateau : personne n’échappe au massacre dans une guerre civile. Syrie ou pas.
Au premier acte la fameuse lande romantique traversée par les héros à la dérive devient un immense jardin bourgeois traversé soudain par un orage apocalyptique, visuel et sonore.Les jardins petits bourgeois fleuris sont aussi des déserts de haine implacable. Simon Stone qui nous avait tracé à Avignon un portrait inouï d’une famille déchirée dans une cossue maison tournante, ‘Ibsen Huis’, poursuit ici, en plus radical et plus » conceptuel « , son exploration décapante de la haine familiale transformée ici en épopée dérisoire. Il y a des moments de grâce infinie mais sans illusion.
Le public salzbourgeois réputé » frileux » et peu ouvert à l’excès conceptuel a applaudi debout, hors première et le compositeur et la distribution : pas l’ombre d’une protestation sur la mise en scène. L’ombre de Gérard Mortier l’iconoclaste planait sur la scène immense du Festspiele. Son héritier Markus Hinterhäuser n’a pas de souci à se faire : il a gagné la partie, pas sur ces 2 spectacles mais sur l’ensemble. Salzbourg en sort rajeuni.
» Lear » d’Albert Reimann mise en scène de Simon Stone. Jusqu’au 29 août. Puis vraisemblablement dans d’autres maisons d’opéra… allemandes. Wait and see.
Christian Jade (RTBF.be)
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