Festival d’Avignon 2016. « 2666 » de Roberto Bolano .Un torrent de mots, d’images, de sons pour vivre la douleur du monde. Impressionnant.
Et de trois. Avignon 2016 commence fort. Après la cérémonie rituelle des » Damnés » d’Ivo Van Hove, puis le monde étrange d’Anne Cécile Vandalem dans Tristesses, Julien Gosselin, confirme tout le bien qu’on pensait de lui après sa remarquable adaptation des » Particules élémentaires « , (Avignon 2013). A 29 ans il se lance dans une adaptation, en douze heures, entractes compris, d’un roman fleuve en 5 épisodes du Chilien atypique, Roberto Bolano.
Un défi gigantesque que se donne ce jeune fou tranquille, avec ses copains de promotion, regroupés en un collectif au nom qui fleure bon son surréalisme picard (il est de Valenciennes). » Si vous pouviez lécher mon cœur « . Avec un tel emblème la passion de Gosselin pour le monde baroque foldingue de Bolano allait de soi. Bolano, un Chilien partagé entre le Mexique et l’Espagne, est entré en littérature par pure » folie langagière « , comme on disait jadis, et n’a vécu longtemps que de petits boulots pour assumer cette folie. Quand il a pu vivre de sa plume il a appris qu’une grave maladie le menaçait et il s’est lancé dans la rédaction de 5 volumes qui devaient assurer la prospérité de sa petite famille. Les 5 « tomes » n’ont paru qu’après sa mort en UN énorme volume de plus de 1300 pages, au titre mystérieux 2666, traduits en français en 2009. Enfin cet homme adoré de tous les hispanos, couverts de prix prestigieux est peu connu chez nous. Le spectacle de Julien Gosselin donne envie de le lire. Anecdotes ? Oui et non. Vaut mieux avoir une ou deux clefs de lecture ou d’écoute pour entrer dans son monde. Sa vie en est une. Autre clef : cet autodidacte sud-américain avait lu tous les livres, s’intéressait à toutes les philosophies, se gorgeait de toutes les théories artistiques et était incroyablement sensible, de manière obsessionnelle à toute la misère du monde. L’actualité géopolitique, officiellement il s’en foutait comme de l’an 40, Bolano, préférant s’intéresser aux oublié(e)s de l’histoire, ici l’incroyable série de jeunes femmes violées dans les années 90 au Mexique dans la ville de Ciudad Juarez, rebaptisée ici Santa Teresa.
Avant de vous plonger ans ce roman de 1300 pages ou dans ce marathon de 12 heures il est aussi bon de savoir que » l’intrigue » de départ, la recherche par 4 jeunes universitaires européens d’un romancier allemand génial mais jamais vu, nommé Benno von Archimboldo est un prétexte à faire le tour du monde et de l’histoire de l’Europe et de l’Amérique au XXè siècle. Une histoire pleine de fureur, de pitié, de dérision aussi. L’énigme de départ se résout finalement, tous les chemins mènent au massacre des innocents, qu’ils (elles) soient femmes mexicaines en 1994 ou juifs en 1944. Le fait qu’Arcimboldo soit né en 1920 en Allemagne n’est pas innocent.
Une adaptation claire, dynamique, ambitieuse.
2666 Roberto Bolando .m.e.s Julien Gosselin – © christophe Raynaud de Lage
.
Et le spectacle de Julien Gosselin face à ce texte-monde, ce fouillis quand même ? Son défi initial, transmettre sa passion pour un texte » fou » est superbement relevé. L’énergie de cette vingtaine d’acteurs et musiciens est impressionnante. Ils essaient de rendre clair chacun des épisodes par des surtitres qui les situent. Les changements de lieux de l’action s’effectuent par diverses » boîtes » à transformation rapide et la vidéo » générationnelle » fournit autant de gros plans qu’il faut pour soutenir le rythme d’un récit à rayons multiples. Les acteurs ont une belle présence et parlent toutes les langues…surtitrées, anglais, espagnol, allemand. Impressionnant de voir un spectacle français aussi naturellement multiculturel, ouvert aux langues européennes. La perfection de leurs accents est surprenante.
J’ai deux bémols quand même : le son quasi continu d’un ensemble live m’a parfois saturé les oreilles. La musique s’apprécie aussi par ses silences et dans certains monologues les » cantatrices » étaient englouties par l’orchestre qui les obligeait à hurler. Pour un texte déjà compliqué, bourré d’allusions c’est un peu se tirer une balle dans le pied.
L’autre bémol est structurel : le quatrième épisode, 2H20, est une insupportable énumération chronologique (à peine entrecoupée par une enquête policière) de centaines de jeunes filles et femmes mortes et des tortures qu’on leur a infligées. On vous oblige à les lire avec la musique qui les souligne imperturbablement. Or je suis totalement allergique au sadomasochisme à fortiori pendant une durée aussi longue. Quand on lit un bouquin on peut interrompre ou sauter les pages. Ici on est prisonnier d’une litanie et si on quitte le quatrième acte, si long, on rate le 5è, très beau. Fermer les yeux très souvent a été ma seule défense. Je n’ai pas regretté d’être resté mais une » adaptation » théâtrale ne doit pas être fidèle « ad nauseam « .
Au total, avoir réussi à vous passionner 12 heures ou presque et que vous sortiez heureux d’une épreuve physique et psychique lourde prouve que Gosselin a réussi son bac/marathon : après le Mahabarata de Peter Brook (1985), le Soulier de Satin d’Antoine Vitez (1987) la Servante d’Olivier Py, (1995), les tragédies grecques de Mouawad (2011), il entre dans cette tradition-là à 29 ans : chapeau !
2666, de Roberto Bolano, de Julien Gosselin, jusqu’au 16 juillet ;
-Paris, Odéon (Atelier Berthier) du 10 septembre au 16 octobre.
-Amsterdam, Stadsschouwburg, du 17 au 21 mai.2017.
Christian Jade (RTBF.be)
Cet article est également disponible sur www.rtbf.be