Fantômes, obsessions, rages, humour: 5 drôles de drames en monologues habités.
Il pleut des «seuls en scène» de qualité, en ce bel été indien : « Les chatouilles » émouvante Andrea Bescond, « Lettre à D », tendre Dirk Roothooft, «Whispers», inquiétante Nicole Mossoux, «Europeana», resplendissante Anne-Marie Loop, «Un fils de notre temps», fougueux Marwane El Boubsi.
A ce niveau de qualité, pas besoin d’ « étoiles », c’est de *** à ***** selon affinités.. » Seul(e) en scène « , oui mais ces performances reposent sur un duo « fort ». Eric Métayer pour Andrea, Coline Struyf pour Dirk, Virginie Thirion pour Anne-Marie, Patrick Bonté, mais pas seulement, pour Nicole, et Hamadi pour Marwane. Dans l’intimité de ce théâtre de chambre, la performance n’est jamais cabotinage mais jeu subtil entre le « moi » de l’acteur (actrice, danseuse) bien maîtrisé, et le plaisir de partager avec le public. Enfin les sources d’inspiration sont une douleur intime (angoisse, identité) ou une exploration joyeuse ou rageuse de la société actuelle et de ses racines. Du tout grand boulot, partout.
« Les chatouilles », Andréa Bescond, boulevesante.
Andréa Bescond – © Karine Letellier
Le succès public foudroyant de cet étonnant monologue dansé tient à son sujet, la pédophilie et à la manière, d’une rare élégance, de le proposer au public. Soit une petite fille de 8 ans, victime d’attouchements sexuels d’un ami de la famille et qui fuit la honte dans toutes sortes d’activités : le dessin, la danse, la comédie musicale. Avec derrière elle cette culpabilité qu’elle cherche à expulser par un procès, une psychanalyse, une confrontation avec une mère qui nie les faits. Avec une fin heureuse puisque le travail sur soi finit par une délivrance. Sur scène cette petite boule de nerfs, Andréa, incarne tous les personnages, une vingtaine, avec un fils rouge, la relation à la mère et au bourreau. Et surtout cette perfection de danseuse qui lui permet de suggérer les scènes les plus scabreuses avec pudeur, d’aérer le récit de pirouettes délicieuses ou …comiques et de prouver que ce corps » blessé » exulte finalement, libéré du piège de la honte de soi. Juste, beau, optimiste : une standing ovation instinctive du public, merci et délivrance à la fois. Splendide.
» Les chatouilles « , Andréa Bescond.
Théâtre de Poche jusqu’au 31 octobre. Puis Paris, Théâtre du Petit Montparnasse à partir du 16janvier (jusqu’à fin juin 2016)
« Lettre à D », Dirk Roothooft, l’insinuant.
Dirk Roothooft – © Phile Deprez
C’est l’histoire d’un couple exceptionnel, le philosophe et journaliste André Gorz, compagnon de route de Sartre et sa femme, Dorine, deux oiseaux blessés, qui se sont trouvé un jour et ont vécu, jusqu’à la fin un instant d’éternité. » Dorine et moi vivons dans l’infini de l’instant en sachant qu’il est fini et c’est très bien ainsi. Pour nous, le présent suffit. » Sur scène Dirk Roothooft raconte en douceur insinuante les étapes de cette folie à deux qui les poussera à se suicider ensemble, à jamais inséparables. Dorine, c’est l’image de » la » Femme bonne, compréhensive, complément actif d’un écrivain qu’elle encourage sans s’effacer vraiment. Dorine, l’Anglaise, rachète la » mauvaise mère » autrichienne, catholique raciste qui a renié son père juif, en pleine ascension d’Hitler. Identité à reconquérir, par la philosophie, la littérature, l’action citoyenne et surtout cette passion totale, douce, réciproque. Une osmose instinctive, le contraire d Amour de Hanneke. DirkRoothooft communique cette infinie tendresse avec une pudeur qui nous interroge en profondeur sur notre propre capacité d’amour.
» Lettre à D « , Dirk Roothooft.
Maison de la Culture de Tournai, 10 novembre. Théâtre de Namur, 14-16 janvier
«Whispers» : Nicole Mossoux, la frémissante.
Nicole Mossoux dans – © Mikha Wajnrych
Cela fait 30 ans que les complices Mossoux-Bonté nous posent des peaux de banane visuelles pour nous faire voire double (au moins). De Twin House à Whispers, en passant par Kefarnahum, le thème romantique du « doppelgänger » hante leur « série » chorégraphique, dans l’angoisse mêlée d’humour. La source et le moteur de l’action sont plus que jamais les « sons », bruts ou harmonieux, fabriqués en direct par deux complices Mikha Wajnrych et Tomas Turine. Ils font surgir des fantômes agitant l’âme et le corps de la danseuse qui subit et fomente son propre exorcisme. Assise, couchée, debout ; statique, concentrée, dépliée; en marche, en flamenco esquissé ou offerte, à même le sol : Nicole Mossoux est visuellement en constante métamorphose colorée où la perruque joue un rôle majeur l’aidant à sculpter sa propre marionnette. Avec des références picturales, classiques, à la peinture flamande, clin d’œil référentiel qui nappe la performance de subtiles beautés.
Théâtre de la Balsamine, jusqu’au 31 octobre.
«Europeana» : Anne-Marie Loop en majesté.
Anne-Marie Loop dans – © Alice Piemme
Un solo « épique », embrassant toute une société ou toute une époque, c’est rare. Virginie Thirion en a trouvé la matière dans « Europeana », un « roman » du Tchèque Patrik Ourednik, écrivant » une brève histoire du XXè siècle » à la manière de Georges Pérec. Il se moque donc et de l’Histoire, dédramatisée, et d’un récit chronologique : humour tchèque basé sur les lieux communs charriés et vécus par les habitants du XXè siècle. La sélection théâtrale choisie porte surtout sur les conquêtes de la femme et les lieux communs du début du siècle. Elle trouve en Anne-Marie Loop la volubilité goguenarde qui fait passer ce texte souvent redondant comme un dictionnaire savoureux des idées reçues. Déguisée en Madame Loyal, Anne-Marie a pour » fauve » à dresser son paisible toutou qu’elle abreuve de nourriture…comme tout bon dresseur. Dérision à la mesure du texte qui culbute les époques, les thèmes et les inventions, grandes ou dérisoires. Formidablement jeune, enjouée, moqueuse, Anne-Marie Loop, comédienne « de troupe » par excellence, semble trouver une récréation idéale dans ce seul en scène où elle déploie une énergie bon enfant à se moquer de ce siècle plein de promesses non tenues. Hilarante prima donna.
« Europeana », Anne-Marie Loop. Théâtre des Tanneurs jusqu’au 31 octobre.
Un fils de notre temps (Hamadi) :Marwane El Boubsi, drôle et grave à la fois.
Marwane El Boubsi dans – © Nicolas Verfaille
Depuis près de 30 ans Hamadi nous a fait cadeau de nombreux textes politiques, à la fois profonds et drôles sur les religions du Livre (« Dieu »), l’insertion des immigrés ( » Papa est en voyage « ), ou la confrontation d’un fils islamiste radical et d’un père musulman laïc ( » Sans ailes et sans racines « ). Cadeau aussi d’un fils connu (Soufian El Boubsi) et de son cadet (Marwane El Boubsi) qui se révèle, drôle et poignant dans Un fils de notre temps ou le retour d’un djihadiste de Syrie. Confronté à une juge imaginaire (nous, le public, en somme) Marwane fait son faux « stand up » rigolard- accent bruxellois revendiqué comme » figure de style « – conquérant d’emblée un public hilare. Le procès se retourne progressivement contre la juge puisque l’accusé devient accusateur et que d’ailleurs un autre personnage, grave, interrompt le récit pour en éclairer la portée. Seul bémol : le texte esquive souvent le thème de la cruauté des djihadistes, qui est central dans la perception occidentale. Marwane exécute cette partition « polyphonique » avec un bonheur communicatif passant, en souplesse, d’un registre à l’autre, du rire au désespoir ou à la froide analyse. Une belle promesse, ce jeune acteur.
Centre culturel des Riches Claires, jusqu’au 31 octobre.
Christian Jade (RTBF.be)
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