« The Great Yes, The Great No » de William Kentridge. Un opéra de chambre sur l’antifascisme et le colonialisme. Actuel, drôle et sensible.
Artiste pluridisciplinaire surtout connu pour ses mises en scène d’opéra et ses expositions somptueuses, William Kentridge propose à la Fondation Luma à Arles avec la complicité du Festival d’Aix-en-Provence, un spectacle à numéros basé sur un fait historique : la traversée entre Marseille et La Martinique en 1941, à bord du navire marchand, de célébrités mondiales fuyant la France pétainiste. Parmi elles le pape du surréalisme André Breton, le peintre Wilfredo Lam et l’anthropologue Claude Levi-Strauss qui en fait le récit dans Tristes Tropiques.
Le point de départ est donc ambigu : ces intellos de gauche fuient le pétainisme allié du nazisme mais avec son consentement. Entre 1940 et 42 il a existé une courte fenêtre d’opportunité qui arrangeait tout le monde. Les uns pouvaient fuir le régime en toute légalité et le Maréchal se débarrasser de son opposition intellectuelle et « racisée » avec un masque humanitaire. Bon débarras mais « Great Yes or Great No », bonne ou mauvaise conscience ? Kentridge a vécu une situation comparable à la fin du régime de l’apartheid en Afrique du Sud et introduit donc dans la « ronde » de son spectacle un carrousel de figures historiques qui ont lutté contre le colonialisme, Breton bien sûr mais surtout Aimé Césaire et sa femme Suzanne, Franz Fanon, Léon-Gontran Damas, Paulette et Jane Nardal tous Martiniquais et penseurs de la négritude, tout comme Senghor, mais aussi Joséphine Baker, danseuse et résistante. Et Pétain lui-même caricaturé par un masque en forme de cafetière italienne.
La mise en scène musicale est collective mais Kentridge assume le système central qui à partir de la coque du navire, ses soutes (décor sobre de la Belge Sabine Theunissen) et sa cabine de pilotage distribue le jeu. Dans un tourbillon d’images, d’effets, de dessins et films d’animation, avec des masques comme points d’appui des corps, l’artiste mêle la réalité et la fiction, l’histoire et le présent, le masque et le visage, la réflexion sérieuse et sa parodie. Le « collage » dadaïste et le récit surréalisant font partie de la créativité esthétique de Kentridge.
Le récit est rythmé par un Monsieur Loyal plein d’humour, le capitaine du cargo incarné par l’excellent acteur sud-africain Hamilton Dhlamini. Il lance la balade des masques alors que Suzanne Césaire, (remarquable incarnation de la Rwandaise Nancy Nkusi,) lance le récit des trajets coloniaux parallèlement à la traversée des rescapés de Vichy.
Musicalement cette œuvre se veut un opéra de chambre qui a la structure d’un théâtre musical, tirant sur une revue de cabaret « brechtien », rythmée par un quintette (violoncelle, accordéon, banjo, piano et percussions) sous la direction musicale de Tlale Makhene. Au centre, on suit un choeur émouvant de de sept chanteuses africaines (dans de superbes costumes de la Belge Greta Goiris). Elles portent un des messages forts la pièce : la « mémoire somatique », le mouvement, l’espoir, le oui à la vie, chantant et dansant dans leurs multiples langues sur une musique du Sud-Africain Nhlanhla Mahlangu. Le choeur représente les personnes migrantes qui ont survécu aux traversée en mer et appelle à se souvenir de celles qui n’y sont pas parvenues.
Suzanne Césaire, moins connue que son mari Aimé est au centre du récit et le chœur de femmes nous redonne espoir dans ce monde menacé par le retour du fascisme et du racisme. C’est le message « féministe » ultime de William Kentridge qu’il exprime sous forme de mantra : Le monde se délite – Les morts répondent à l’appel – Les femmes recollent les morceaux. Recoller les morceaux ? Cette fable allégorique, dynamique et drôle, aux allures parfois brechtiennes, est d’une grande lucidité sur l’actuel délitement des valeurs commune à tous les continents.
Christian Jade
The Great Yes, The Great No de William Kentridge à Arles (La Luma), création mondiale, au programme du festival d’Aix-en-Provence jusqu’au 10 juillet. Puis au Festival ImPulsTanz -Vienna International Dance Festival, en Autriche, du 16 au 19 juillet.
A Arles une exposition conjointe de W. Kentridge « Je n’attends plus » est présentée à la Luma (Mécanique Générale) jusqu’au 12 janvier 2025.
La coproduction avec le Grand théâtre de Luxembourg et la Ruhrtriennale est pour plus tard. L’artiste est à suivre sur son site Kentridge Studio.
Photos © Monika Rittershaus