Avignon 2018. « Thyeste ». La barbarie des origines à la sauce éloquence. Un beau « pop opéra », plébiscité par le public
C’est une des plus horribles histoires charriées par l’Antiquité gréco-romaine qui ne manque ni de sang et de crimes ni dans son histoire ni dans sa mythologie. Thyeste mangeant ses propres enfants coupés en morceaux par son jaloux de frère, Atrée (la malédiction des Atrides !) s’inscrit dans une logique de lutte pour le pouvoir qui remonte à l’origine des origines. Saturne/Cronos châtre son père Ouranos, le Ciel sur ordre de sa mère Gaia et dévore ses enfants par crainte qu’ils le détrônent. Le père Saturne/Cronos dévorant ses enfants a été immortalisé dans une fresque noire de Goya, grandiose et épouvantable. Peinte à une époque (1819) où les guerres civiles espagnoles battaient leur plein.
Goya : Saturne dévorant un de ses fils.
Goya: Saturne dévorant un de ses enfants – © DR Museo del Prado
L’histoire de « Thyeste », racontée par Sénèque, traduite par Florence Dupont et adapté par Thomas Jolly en Cour d’Honneur, est donc dans cette logique « à la Goya » : la barbarie « antique » traduit bien une époque, la nôtre, où il n’y a plus de repères éthiques et où les guerres civiles- ou pas- entraînent partout dans le monde leur cortège de meurtres démesurés, « incroyables ». La vengeance d’un frère jumeau, sous des prétextes de femme adultère et de lutte pour le pouvoir est donc un paroxysme symbolique de notre monde sans repères.
Thomas Jolly a une longue familiarité avec Shakespeare. Son « Henry VI », long de 18h fait partie de ces marathons « historiques » dont Avignon a le secret et la fierté. C’est Shakespeare qui mène Jolly à « Thyeste », « la plus désespérée, noire et violente des tragédies que j’aie jamais lues » dit-il. » Les questions de « théâtre impossible », comme tuer un enfant sur un plateau ou la transformation de l’homme en monstre sont centrales dans mon parcours »
Une mise en scène musicale de Thomas Jolly, avec effets spéciaux.
– © Christophe Raynaud de Lage /Hans Lucas
Le spectacle de 2H30 en Cour d’Honneur, se veut dans la tradition de Jean Vilar, accessible à tous, avec une réflexion sur la société. Comme dans le théâtre de Vilar la parole « proféré », parfois hurlée, à la française, éloquente, cultivant la rhétorique de Cour d’Honneur, fleurit, portée par des micros qui amplifient le discours, mettant le public français sous le charme. La violence épouvantable des faits est évacuée avec l’élégance de la litote : le récit de ce meurtre rituel est à peine esquissé sur le mur, laissant à l’imaginaire du spectateur le soin d’intérioriser la barbarie. Le rapport à notre époque ? Thomas Jolly y voit comme le noyau de tout terrorisme. Atrée pour lui commet un attentat qui plonge le monde dans l’obscurité et rejaillira sur plusieurs générations. D’où son souci de rendre la présence d’enfants presque constante sur le plateau, masqués et ou/chantant dans de très beaux chœurs qui » enchantent » le spectacle et distillent un message final d’espoir, en dépit de l’horreur tragique. La scénographie ( une énorme tête coupée et une gigantesque main dirigée vers le spectateur) et l’incarnation musicale des personnages tirent le récit vers une sorte de science-fiction magique. Il déploie dans le Cour une musique continue, tirant parfois vers un pop opéra, à grand renfort d’effets spéciaux. Le grand public de la Cour d’Honneur marche à fond jusqu’au bout.
Pour moi c’est un peu trop long et répétitif puisque l’horreur, jamais décrite visuellement, mais énoncée verbalement passe « en boucle » presque trois fois, comme « atténuée » par une sorte d’optimisme de façade final via les enfants omniprésents. Il y a là comme une contradiction basique : la tragédie « esquivée » perd un peu de sa force par pudeur consensuelle. Et si Thomas Jolly lui-même et les femmes récitantes gardent la mesure dans l’expression, certains acteurs donnent dans une caricature baroque qui m’ont rendu le terrible texte souvent « inaudible ». Ce sont mes « bémols » pour ce spectacle intelligemment conçu pour un consensus en Cour d’Honneur et dans 15 lieux du reste de la France. Mais j’avoue que pour un texte réputé » injouable « , Jolly s’en sort plutôt bien.
« Thyeste » de Sénèque, mise en scène Thomas Jolly
– Avignon jusqu’au 15 juillet
– Paris, La Villette, du 26 novembre au 1er décembre
– Charleroi (Palais des Beaux-Arts) les 25 et 26 janvier 2019
Christian Jade (RTBF.be)
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