‘Borderline’ (Guy Cassiers) : les réfugiés et nous, à travers un texte révolté d’Elfriede Jelinek.
Critique : ***
Chez Guy Cassiers il y a toujours, au départ l’amour d’un texte qu’il prend plaisir à renforcer et éclairer par une savante alchimie d’images, rarement réalistes, qui créent un monde. « Les suppliants », d’Elfriede Jelinek l’artiste autrichienne révoltée contre les reliquats fascistes de son pays, est le point de départ de la réflexion, dirigée vers nous, les spectateurs européens. Plus que vers les réfugiés muets, chorégraphiés ici par Maud Le Pladec et observés de loin. Pas de vraie confrontation mais une méditation finale dans une église pour intérioriser le très beau travail d’images et intérioriser ce conflit via le texte rude de JelineK.
L’œuvre est un peu déconcertante dans la mesure où les réfugiés n’ont pas la parole mais font partie d’un beau « décor ». Toute la « charge » de l’action vient donc du texte de Jelinek et de l’esthétique cassirienne qui donne son intensité au texte interprété par des acteurs en retrait. Guy Cassiers s’est expliqué sur cette œuvre singulière qui connaîtra à Anvers cet automne un 2è volet dont les réfugiés sont le centre et pas le décor. Une œuvre de Philippe Claudel, « La petite fille de Monsieur Linh », reprise au Théâtre National du 25 au 31 mai 2018.
L’Interview de Guy Cassiers
Guy Cassiers – © THIERRY ROGE – BELGA
CJ : Pour parler des réfugiés, vous avez choisi un texte d’Elfriede Jelinek qui précédait la crise actuelle. Pourquoi cet auteur ?
GC : Sa réflexion nous renvoie à nous-mêmes Occidentaux. Le spectacle commence avec les réfugiés sur le bateau, vus par 4 Européens, dans un certain confort, proche de celui du quotidien de Monsieur Tout le monde. La deuxième partie illustre la confrontation directe et physique des réfugiés arrivés à bon port. Ils doivent rapidement chercher à se faire une place en Europe. L’univers de la troisième partie c’est une église sombre. Nous rentrons dans une certaine immobilité. C’est ce que Jelinek a commencé à écrire en Autriche, tandis qu’il était dans une église, complètement séparée d’une quelconque civilisation. A ce moment-là, elle a entamé une grève de la faim :c’est dans ces instants que cet écrivain a choisi d’écrire des textes engagés. Le spectacle n’est rien d’autre que le miroir de chacun de nous. C’est nous-mêmes que nous pouvons voir en train de réfléchir sur le thème de l’immigration, de penser aux différentes manières d’en parler. Nous devons faire face à notre propre incapacité à trouver une solution au flux continu des migrants.
CJ : Il me semble que ce spectacle n’est ni une sorte de plaidoyer, ni une œuvre à thèse, mais un spectacle qui doit être vécu dans son intériorité.
GC : J’essaie de faire en sorte que le spectateur ressente qu’il a la responsabilité d’agir autrement que le font les personnes sur scène. Le texte de Jelinek, ainsi que le jeu des acteurs est ambigu. Il y a quelque chose de schizophrène là-dedans. Les personnages sur la scène veulent » agir » mais ils ne savent ni où ni comment. Les sujets sont anecdotiques. Ils sont issus de l’ » ici et maintenant « . L’auteur fait cependant de nombreuses références aux mythes grecs qui font partie de notre culture occidentale. Le texte ne contient pas vraiment de personnages, mais plutôt une sorte de chœur chrétien qui voit et analyse les actions avec un certain détachement.
CJ : Les danseurs dont vous parlez ici, représentent-ils les immigrés ou pas ?
GC : Les danseurs représentent les immigrés. Ce qui importe le plus sont les situations qu’ils vivent qui se rapprochent de celles que l’on peut lire dans les journaux. Par leurs mouvements de propulsions, les danseurs illustrent la violente entrée des migrants sur la terre ferme. Quand ils bougent, le sol bouge, à l’image des vagues de la mer qu’ils ont traversées. Les acteurs assis dans leurs fauteuils sont semblables à des » guides » qui attendent les migrants pour les accompagner sur leur nouveau territoire. Ces guides semblent tout contrôler autour d’eux.Dans la deuxième partie, les acteurs perdent leur capacité à diriger tout ce qui les entoure. Ils deviennent impuissants face aux danseurs qui sont devenus beaucoup plus nombreux qu’eux. Ils sont à 16 contre 4 ! Le dialogue n’est plus là et la dynamique qu’il y avait auparavant entre eux ne fonctionne plus. C’est la bataille. Tout finit par se détruire principalement parce qu’ils ne s’entendent pas les uns les autres. Les spectateurs font face à un grand flot d’images.
CJ : Qu’en est-il au niveau des chants et de la musique ? Comment sont-ils présents ? Quels sont-ils ?
GC : La musique est quasiment tout le temps issue du plateau. Le style est minimal dans la première partie. Dans la deuxième partie, le bruit est très présent. Il n’y a pas de musique. Les sons ont quelque chose qui » fait mal « . Ils sont dissonants. La troisième partie commence avec un chant et finit avec des bruitages d’avantage proches d’une musique. Les » couleurs » sont différentes des scènes précédentes. Dans la première partie, les acteurs jouent avec des caméras. Ils investissent tout l’espace et on les entend très clairement. La deuxième partie est plus directe. La troisième partie nous emmène dans un espace semblable à celui d’une grande église avec des voix que l’on entend sous forme d’échos. Le spectateur ne doit pas forcément comprendre ces choses. Elles sont là pour agir à d’autres niveaux que celui de l’intelligible.
CJ : Il me semble que ce spectacle est suffisamment moderne pour attirer du monde. Comment a-t-il été accueilli à Anvers ?
GC : Les avis sont très partagés. Certains spectateurs étaient réellement fâchés. Je pense que l’une des raisons est la différence notable qu’il y a entre les réfugiés des bateaux dont parle le texte initial et les 4 acteurs européens qui jouent la scène. Lors de mes nombreuses discussions, j’en suis venu à la conclusion que ce qui gênait certaines personnes était que les réfugiés n’aient finalement pas une voix qui leur appartienne. Pour moi c’est possible et important, mais pas toujours pertinent. A Anvers, il y a un dramaturge irakien qui créé un spectacle plus réaliste. Il a créé une bande vidéo sur laquelle on peut voir les témoignages directs de personnes en situation de faits d’asile. Son réalisme est assumé. Moi j’interpelle la responsabilité des Européens.
« Borderline » de Guy Cassiers – Festival d’Avignon du 18 au 24 juillet
Christian Jade (RTBF.be)
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