« Der Schmied von Gent » de Franz Schreker. Un cocktail de (bonnes) surprises dans un opéra oublié ***
Il y a au moins trois raisons d’aller voir (demain dimanche 1er mars, la dernière) cet opéra oublié du compositeur Franz Schreker. Parce qu’il appartient à cette catégorie d’œuvres bannies par les nazis comme musique dégénérée, « entartete Musik ». Parce que son intrigue, une fable politique (centrée sur la révolte des Flamands contre le Duc d’Albe) est empruntée à « Smetse Smee », une œuvre de Charles De Coster, antérieure de 10 ans à « La légende d’Uylenspiegel. Et parce que son metteur en scène, Ersan Mondtag, un Allemand d’origine turque en fait une fantaisie colorée et rythmée avec, en clin d’œil significatif, l’apparition de… Léopold II.
Der Schmied von Gent, le dernier opéra de Franz Schreker, fut victime d’une cabale nazie deux mois avant l’arrivée au pouvoir d’Hitler en 1933 et Schreker, directeurde l’Académie de Musique de Berlin (avec comme collègues Richard Strauss et Hindemith) fut déchu de son poste et mourut un an plus tard. Était réputée « dégénérée » toute musique « moderne » s’écartant de la tradition allemande comme le jazz (musique de noirs ) et la musique écrite par des juifs et des communistes.
Or Schreker, juif par son père, compose (livret et musique) « Le Forgeron de Gand » autour de Smee, un « gueux » résistant à l’oppression espagnole du Duc d’Albe, largement caricaturé. Résistant ? Le brave homme le fut mais devenu « collabo » et dénoncé par un autre forgeron rival, il tombe dans la misère. Un somptueux cortège surgit mené par une femme « diabolique » la déesse noire Astarté avec qui il conclut un « pacte » de sept ans. Un diable féminin et noir qui lui promet non pas la pierre philosophale ou une jeune Grete comme Faust mais la prospérité. La lutte du bien et du mal, le paradis et l’enfer, verra aussi défiler la Vierge Marie et le petit Jésus, Joseph, St Pierre mais aussi le Duc d’Albe, qui porte ici jupe -on est dans la caricature- et ses acolytes.
Couleur, rythme, ironie, engagement : un joyeux cocktail signé Ersan Mondtag.
– © Annemie Augustijns
En deuxième partie, la mise en scène d’Ersan Mondtag transforme Smee en…Léopold II, symbole du capitalisme colonialiste du XIXè siècle. On saute allègrement plus de deux siècles pour étendre la fable de la cupidité individuelle de Smee à une figure mythique typiquement « belge » d’un exploiteur meurtrier. Ici l’effet est plutôt distancié et alterne le tragique et l’humour.
Tragique avec la projection du fameux discours de Patrice Lumumba en juin 1960, face au Roi Baudouin. Au premier plan un panier de mains coupées (Lumumba fut assassiné au Katanga) et en arrière-plan la gare d’Anvers payée par les ressources coloniales. Humoristique puisque Léopold II tient une baraque à … gaufres et évitera de justesse… l’enfer après avoir été démasqué par … Astarté, diablesse incarnée par une cantatrice noire sud-africaine Vuvu Mpofu.
Le ton est donc à la fable décalée et à une joyeuse sarabande d’effets visuels colorés qui nous plongent presque dans un univers de marionnettes ou de BD en action. Les délicieux costumes de Josa Marx font de la représentation un beau tableau vivant. Ersan Mondtag -dont on a pu voir au NT Gent puis au KFDA 2019 l’intense et étonnant « De Living » (sur le thème du suicide) – utilise le classique plateau tournant peuplé de toutes les fantaisies et de tous les symboles. De la forge de Smee à des paysages bucoliques, de l’enfer au paradis, du duc d’Albe en jupette à Léopold II en vendeur de gaufres, d’un chœur diabolique éblouissant à l’arrivée de la Vierge Marie en famille, il donne de la vraisemblance à toutes ces situations improbables dispersées dans le temps et l’espace. On est pris dans un tourbillon de couleurs fascinantes brassées avec un sens étonnant du rythme visuel. C’est la première raison de succès de cette re-création. Sûr que la première mise en scène d’opéra d’Ersan Mondtag ne sera pas la dernière.
Schreker : un compositeur ressuscité surprenant, le Klimt des sons avec un soupçon de Kurt Weill
Vuvu Mpofu (Astarté), la Diablesse dans – © Annemie Augustijns
La deuxième raison de curiosité, c’est de découvrir une facette inconnue d’un compositeur oublié et intéressant. A son heure de gloire, Schreker rivalisait avec Richard Strauss et Hindemith. Die Ferne Klang (Le Son lointain, 1912) ou Die Gezeichneten (Les stigmatisés, 1918) prolongent l’érotisme du Venusberg du Parsifal de Wagner par les ambiguïtés sexuelles de Freud en prime. Une sorte de post-romantisme entre symbolisme et expressionnisme qui faisait de ce Viennois de Berlin le « Gustav Klimt des sons ». De cette époque le personnage d’Astarté, la diablesse noire qui négocie son pacte avec Smee garde de belles volutes de sensualité vocale. Mais voulant conquérir un public plus populaire, Schreker illustre aussi cette fable breughélienne de mélopées enfantines et de chansons de cabaret satiriques à la Kurt Weill.
Les interprètes sont à la hauteur du défi posé par cette œuvre composite, un conte politique traité en farce contemporaine. Aucune faiblesse dans cette distribution qui peut compter, notamment, sur la tessiture colorature sensuelle de Vuvu Mpofu (Astarté), la robustesse vocale et les métamorphoses comiques de Leigh Melrose (Smee) et la plaisante rondeur de sa femme, la mezzo Kaai Rüüte. Enfin, une très belle prestation du chœur de l’Opéra des Flandres (qui joue un rôle majeur comme escorte multiple et colorée d’Astarté) et de son orchestre mené par son nouveau chef Alejo Perez qui épouse les sinuosités d’une partition contrastée.
Saluons au passage l’effort du nouveau directeur, Jan Vandenhouwe, qui introduit des surtitres en anglais et un programme traduit en anglais pour le public international et francophone qui ne maîtriserait pas la langue de Vondel.
Der Schmied von Gent (Franz Schreker) à l’Opéra de Gand jusqu’au 1er mars.
Cet article est également disponible sur www.rtbf.be