« Des caravelles et des batailles ». L’humour du carnage. Le dernier! ****
Des « Caravelles et des batailles » dernière ! Créées en février 2019 au Festival de Liège, les « Caravelles » sont reprises cette semaine au Théâtre des Martyrs du mardi 8 au vendredi 11 novembre.
NB : Jules Puibaraud, dans ce spectacle, est lauréat du meilleur espoir masculin aux Prix Maeterlinck de la Critique 2019
Voici ma critique lors de la création.
Benoît Piret et Elena Doratiotto nous convient à un voyage à l’intérieur de nous-mêmes à travers de grandes références, de la « Montagne Magique » de Thomas Mann à Michel Foucault, de Musil et son « Homme sans qualités » au massacre des Incas. Au secours, on étouffe ? Pas du tout, cette forêt savante reste discrètement à l’arrière-plan d’un spectacle humoristique, basé sur la vie quotidienne d’un groupe qui accueille un voyageur égaré, une sorte d’ahuri candide, notre semblable, notre frère. Avec en perspective le Monde et son Histoire, décapés en douceur.
Benoît, Elena et Anne-Sophie habitent un lieu énorme aux murs nus et sombres dont le centre est un curieux objet indéterminé qui monte au ciel. Leur dialogue est souvent anodin et drôle, avec une fausse naïveté qui prête à sourire et nous invite à entrer dans leur jeu. Une fois qu’ils nous y ont installés « débarque » soudain l’un d’entre « nous », Julien, voyageur en quête de repos, qui décrira progressivement son installation à un ami lointain et ira, comme nous, de découverte en découverte. Un voyage d’initiation en somme. Qui commence par la visite guidée par Benoît du lieu recouvert sur 3 murs nus de fresques imaginaires représentant la grande bataille de Cajamarca : le massacre minutieux des Indiens par les Espagnols qui mettent fin d’un coup à la civilisation Inca, elle-même basée sur le sacrifice humain. Vertigineux. Ce mythe fondateur de la conquête coloniale est le fil conducteur d’une méditation sur l’Histoire, la nôtre, qui reviendra épisodiquement en fonction des visiteurs. Jamais rien n’est montré mais la description minutieuse, quasi sadique, du massacre est d’autant plus terrible et efficace, théâtralement, qu’elle est émise sur un ton détaché par Benoît (Piret) maître du lieu.
Ce ton détaché mais aussi cette grande courtoisie entre les acteurs, qu’on sent soudés par une complicité indépendante de ce qu’ils racontent, font mouche. Tout est dans la parole qui à partir de ce lieu nu en insinue de multiples autres, évoqués dans notre imaginaire. Cela va des salles d’hébergement des hôtes à un curieux jardin abandonné, une image du monde actuel dont Julien le visiteur détient finalement la clé. En arrière-plan, le grand roman de Thomas Mann, « La Montagne Magique », qui décrivait, il y a un siècle l’état de l’Europe au lendemain de la première guerre mondiale et 15 ans avant la seconde. Dans une curieuse ambiance crépusculaire, c’était un portrait de groupe dans un sanatorium au sommet neigeux de Davos. Ici, on est dans une sorte de plat pays où règne l’humour plutôt que la tuberculose et l’agressivité. Mais l’état du monde, idéologie du massacre et destruction de la nature, hantent un spectacle qui se veut léger et distancié dans la forme. Comme un conte, subtilement tramé par Benoît Piret et Elena Doratiotto qui, par petites touches, nous enverrait des messages libres d’interprétation.
Chaque acteur/actrice a son moment de grâce avec un Andréas (Jules Puibaraud) remarquable de distance et de complicité, à l’unisson d’une troupe très soudée. «
« Des caravelles et des batailles ». Conception et mise en scène de Benoît Piret et Elena Doratiotto.
Au Petit Varia jusqu’au 1er février .
Le point de vue des concepteurs du spectacle lors de sa création
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