« Juste avant la nuit » de Jean Le Peltier. Le charme de l’absurde. De belles propositions visuelles pour public imaginatif.
L’an dernier Jean Le Peltier nous avait fasciné avec un petit objet théâtral délicieux, « Vieil ». Une performance où, par le récit, sous forme de conte fantastique, grinçant et drôle, par la chorégraphie du corps et l’habileté graphique à dessiner son récit sur un immense tableau blanc, il nous avait emportés dans son imaginaire de Pierrot lunaire. Le Pierrot, toujours aussi lunatique, on le retrouve dans sa deuxième proposition, « Juste avant la nuit » mais avec trois performeurs (et deux assistants son et lumière), dans un univers vide de sens.
Voilà quatre personnes que rien ne lie, sinon la vague complicité-aléatoire- d’une rencontre, sans amitié, sans amour, sans humanité, au sens classique. Ils semblent « tombés du ciel », cherchant à faire quelque chose ensemble, mais quoi ? C’est tout le problème posé par le narrateur presque exclusif de cette non-histoire, Jean Le Peltier lui-même, un bavard qui n’aurait rien à dire, sinon constater que dans son (notre ?) monde les repères ont disparu…et la parole ne sert à rien. Un « En attendant Godot » postmoderne où l’image prime sur le langage. Le narrateur s’efface d’ailleurs pour changer de registre. Avec ses trois comparses il se livre à des actions graphiques et vaguement chorégraphiques fort belles. D’un drap plié, soudain déplié, surgit un énorme dessin d’enfant que les performeurs s’efforcent de compléter, comme une couturière faufile une robe, un tisserand son étoffe ou l’artiste son ébauche de dessin. A part qu’ici, le produit graphique sera aussi inachevé que le récit. Les quatre comparses sont affublés de fort beaux masques en laine, d’animaux fantastiques, et donnent vie à un cheval de tissu, qui n’existe que manipulé par le groupe, à divers moments de la performance. Ce cheval-fantôme fragile, entre vie et mort, était déjà présent dans Vieil, comme un fil conducteur en coulisses. On passe alors à une curieuse géométrie dans l’espace. Un polyèdre de carton (plastique ?) blanc, d’abord refuge de ce petit groupe d’humains improbables, se déconstruit sous nos yeux, comme une capsule spatiale qui aurait éclaté laissant à chaque astronaute une dérisoire protection assez symbolique. Une fin abrupte laisse le public soit sur sa faim, soit à ses interrogations. Le tout joliment éclairé et mis en musique quand la parole se meurt.
Entre Charlot et Magritte.
Fatalement une première œuvre qui frappe laisse en nous de grandes attentes. « Vieil » nous avait tenu en haleine de bout en bout puisque, même décousu, le récit ne nous lâchait jamais. Et Le Peltier est un conteur-né à la présence physique étonnante. La proposition de « Vieil » était globale et tenait la distance. Dans « Juste avant la nuit » les diverses propositions qui nous sont soumises sont belles mais pas de valeur égale comme si, chemin faisant, le fil conducteur se cassait. Dans cette brève performance (trois quarts d’heure) c’est à nous de construire et relier ces morceaux d’un puzzle de prime à bord disparate. Avoir vu Vieil aide à entrer dans ce monde drôle et absurde, au désespoir léger. Les autres spectateurs devront amener leur imaginaire pour compléter les pointillés. Jean Le Peltier tout seul c’est un peu le Charlot des premiers sketches, qui aurait lu Magritte. A quatre sur scène, il y a risque de confusion. Je n’ai (pas encore) ouvert le dossier de presse, préférant, comme spectateur/critique, le risque de mes impressions aux intentions rassurantes du collectif/auteur. Mais l’exergue, de Magritte, sur la page de garde, est une belle clef pour résumer les intentions des uns et les impressions de l’autre. » Un objet ne fait jamais le même office que son nom ou que son image « . Amateurs d’histoires ficelées à l’ancienne, avec dialogue structuré, ne vous croyez pas obligés de passer la porte. Mais amateurs de performances et de rebus, laissez-vous tenter par cette belle expérience, cet ensemble de propositions que vous devrez relier par vous-même, comme une grille de mots/images/croisés.
Juste avant la nuit de Jean Le Peltier, à la Balsamine jusqu’au 5 décembre.
NB : une grande saison pour la » famille Balsa « .
Pour des raisons diverses, je n’ai pas eu l’occasion de parler de deux spectacles remarquables : l’un, ici, de Nicolas Luçon, « Nevermore« , d’après « La Poule d’eau« , de Witkiewicz alliant poésie, délire et folie dans la veine tendrement désespérée de Nicolas Luçon. Avec une distribution fabuleuse et une scénographie de Stéphane Arcas, éclairant ces conflits familiaux d’une lumière ténébreuse.
L’autre de Claude Schmitz, artiste « maison » mais se produisant dans sa famille d’origine, les Halles de Schaerbeek, qui a produit son premier spectacle notable, « Amerika ». Dans « Darius, Stan et Gabriel contre le Monde Méchant » il trouve une inspiration à la fois très quotidienne et très poétique pour parler du monde des exclus. Mêlant acteurs professionnels et témoins amateurs, d’une verve irrésistible, il parvient à relier sur scène trois espaces à la fois réalistes et métaphoriques : un appartement de clodos, le rêve américain d’une bagnole et une sorte de caverne de Platon. Il réussit aussi la synthèse difficile du film et du théâtre créant un 4è espace imaginaire, le rêve d’Afrique filmé dans un petit château XVIII è siècle ! Sa meilleure œuvre après Amerika et Mélanie Daniels. On espère qu’elle soit reprise dans de nombreux théâtres de Belgique…et d’ailleurs.
Dans l’immédiat, souvenez-vous de : Juste avant la nuit de Jean Le Peltier, à la Balsamine jusqu’au 5 décembre.
Christian Jade (RTBF.be)
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