KFDA 2018. Après l’affaire Dutroux, Milo Rau met » à distance » un meurtre homophobe à Liège. Interview.
Depuis 2016 et sa pièce » Five Easy pieces » sur l’affaire Dutroux, le Suisse Milo Rau fait partie du paysage théâtral belge. Il s’est d’abord glissé chez nous par les drames africains …de la Belgique, ( » Hate Radio », consacré à Radio Mille Collines, ce diffuseur de haine génocidaire) via le Kunstenfestivaldesarts (KFDA). Et un documentaire théâtralisé, « Congo Tribunal » présenté récemment au National. Il a désormais un rôle officiel puisqu’il dirige le NTGent, un des grands théâtres flamands et qu’il lance, le 18 mai le » Manifeste de Gand « , ’équivalent théâtral de » Dogma 95 » en cinéma. Une série de règles contraignantes qui intensifient la représentation. Nous y reviendrons.
Mais la première « application » de sa théorie à lieu demain en ouverture du KFDA 2018, au Théâtre National. Son titre » Histoires du Théâtre(1). La Reprise « . Un titre abstrait pour une histoire très concrète et dramatique, le meurtre homophobe d’Ihsane Jarfi en 2012 à Liège, un » fait divers » beaucoup moins médiatisé que l’affaire Dutroux.
La pièce, nous dit-il est beaucoup plus explicite que celle sur Dutroux, puisqu’ici la victime n’est pas un enfant. Il y a des scènes très dures comme celle de la torture dans la voiture et des scènes plus élégiaques. «
Et d’en expliquer la genèse : J’ai rencontré le père et la mère d’Ihsane Jarfi, la victime et un des tueurs. Je connais personnellement l’avocat d’un des assassins et un de mes acteurs a suivi passionnément tout leur procès. Alors, il y a en même temps immersion totale et distanciation, il faut être dans les deux en même temps, dans la réalité et dans sa mise à distance. C’est ça le théâtre pour moi.
Quelques phrases chocs dans l’interview qui suit : » La question de l’homophobie comme celle de la pédophilie dans le cas Dutroux, ce n’est pas pour moi le centre du sujet. Ce qui m’intéresse, c’est comment chaque individu vit ça (la victime, le tueur, les parents), avec autant de points de vue sur le drame. « .
Ou encore : » Ma thèse, c’est que ce ne sont pas les individus qui sont racistes ou homophobes, c’est la société qui donne des expressions pour être raciste « .
Enfin : » Un autre aspect qui m’intéresse : ça se passe dans une ville désindustrialisée, Liège : qu’a-t-elle fait à ses jeunes ? Les tueurs viennent aussi de l’organisation de la ville, ou de sa désorganisation «
Interview de Milo Rau(MR) par Christian Jade (CJ)
– © Michiel Devijver
Comment jouer cette violence, comment la représenter ?
ll y a des scènes très dures comme celle de la torture dans la voiture (en partie filmée) et des scènes plus élégiaques, mais la majorité des actions se passent sur scène, comme une sorte de chorégraphie de la violence, avec toutes sortes d’artifices de représentations. Ici on voit la mort, mais jouée par des acteurs qui se relèvent à la fin. Il y a plusieurs façons de réfléchir et de faire réfléchir sur cette violence.
Vous croyez comme Heiner Müller que le théâtre, c’est un » dialogue avec les morts « . Sur scène ça se passe comment ?
Comment les morts se manifestent à nous ? Comment on parle aux morts ? Comment on se rappelle d’eux ? Sur scène on rappelle la mémoire des faits, un mouvement » en arrière « , et puis un mouvement » en avant » où on se questionne sur le » sens » de l’événement. J’appelle ça » la reprise « , c’est le titre de l’œuvre. Pourquoi ce jeune homme, Ihsane Jarfi, devait-il mourir ? Il y a évidemment des raisons sociales, politiques, c’est la question de la banalité de la cruauté, mais aussi des raisons au-dessus de ça, presque transcendantes. Toute représentation théâtrale pour moi, est une » reprise « , on » montre « , pour » comprendre « , c’est toujours le même mouvement. Qu’est ce qu’on fait avec ce mort ? Dans ce cas précis, on se penche alors sur les réactions différentes du père et de la mère quand ils apprennent cette mort. Et ce fait divers tragique devient universel donc on peut questionner toutes ses facettes. La question de l’homophobie comme celle de la pédophilie dans le cas Dutroux, ce n’est pas pour moi le centre du sujet. Ce qui m’intéresse, c’est comment chaque individu vit ça (la victime, le tueur, les parents), avec autant de points de vue sur le drame.
CJ : Dans votre intro vous dites » au fond cette pauvre victime et les tueurs se trouvaient au mauvais endroit, au mauvaise moment « , une variation moderne sur la fatalité?
MR : Pour moi s’il y a eu préméditation, c’est la société qui est responsable de cette préméditation. Ma thèse, c’est que ce ne sont pas les individus qui sont racistes ou homophobes, c’est la société qui donne des expressions pour être raciste ou homophobe. Dans ma logique je me demande quand et comment commence une tragédie. Dans le mythe d’Œdipe, dans l’antiquité, un jeune homme rencontre un vieillard, leurs routes se sont croisées par hasard et il tue son père sans le savoir. Alors comment commence la tragédie ? C’est le hasard qui créée une sorte de destin, de fatalité. Ce qui m’intéresse de savoir au théâtre – pas dans les journaux- c’est quand on entre dans la » figure » de la victime ou de l’assassin. Ihsane Jarfi, quand il entre dans la voiture, il ne sait pas du tout qu’il va être une victime, et les autres pour moi ne savent pas qu’ils vont être des assassins. Mais à un moment donné, il y a comme un enchainement. Après les assassins, ne se souviennent plus de leur motif et sont dans le déni de ce qu’ils ont fait. La majorité des assassins sont dans ce déni. A travers l’alibi de ce meurtre, je me pose des questions théâtrales sur la figure des tueurs et des victimes. A partir de quel moment ils entrent dans cette figure ?
CJ : Vous parvenez à relier ces faits actuels à un modèle antique, mythique, beaucoup plus ancien ?
MR : L’amour, la guerre, mon idée d’auteur et le mythe antique sont constamment confrontés. Shakespeare aussi part de faits divers ou de faits historiques, qu’il transforme dans sa perspective. Dans son théâtre on voit les acteurs revêtir constamment les habits de leur rôle et puis les enlever. Donc on voit tout le temps sur scène des actions violentes, mais en même temps, on sait que ce n’est que du théâtre, du jeu. Les répétitions sont toujours ouvertes au public qui a le droit de savoir comment se fabrique ce » produit » théâtral. Cela justifie aussi le titre » La Reprise « : on est tout le temps en train de faire et défaire les actions théâtrales. Un autre aspect qui m’intéresse: ça se passe dans une ville désindustrialisée Liège : qu’a-t-elle fait à ses jeunes ? Les tueurs viennent aussi de l’organisation de la ville, ou de sa désorganisation. Un syndicaliste apparait dans la pièce, qui oblige à réfléchir sur les responsabilités collectives dans ces meurtres individuels.
» Histoires du Théâtre (1). La Reprise » de Milo Rau du 4 au 10 mai, KFDA 2018, au Théâtre National.
Christian Jade (RTBF.be)
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