KFDA 2018. Carnet de route (1). Milo Rau. Alice Ripoll. Un théâtre actuel, fort, distancié.
« La Reprise« , de Milo Rau. Un drame, mis à distance, qui émeut en profondeur****
A l’extrême fin de « La Reprise« , consacrée au meurtre à Liège d’un jeune homosexuel, Ihsane Jarfi, un acteur s’avance vers nous, monte sur une chaise et une corde descend du plafond pour l’inviter à se pendre. Mais le noir se fait et la décision est renvoyée au public. Un « truc de théâtre », une « ficelle »? Plutôt une « chute », en forme de clin d’œil: « La Reprise » c’est en fait, dit Milo Rau une allégorie sur le rôle du public« . Et dans ce drame; l’humour n’est jamais loin.
En 2016, dans « Five Easy Pieces » il nous avait secoués en faisant « interpréter » par de tous jeunes acteurs l’affaire Dutroux. Il naviguait au-dessus d’un volcan sans tomber dans la lave. Après le thème hypersensible de la pédophilie, voici le thème tout aussi délicat de l’homophobie. Dans les deux cas ce qui intéresse Milo Rau c’est une expérience des limites posées à notre conscience sociale.
» La Reprise » c’est aussi le premier volet d’un manifeste esthétique, « Dogma », qui veut raconter autrement les fêlures de la société. On y sent une tendresse pour les drames sociaux des frères Dardenne et de Ken Loach . » Mais pourquoi-dit Milo Rau- ce cinéma engagé n’intéresse plus les jeunes générations de cinéastes »
Il propose donc une autre vision et de nouvelles règles : en gros, tirer un maximum du minimum, entre cinéma et théâtre. Il se penche donc autant sur le métier d’acteur et la responsabilité sociale et collective que sur le meurtre homophobe proprement dit. Ihsane Jarfi et ses parents, sont pourtant bien présents. Le dialogue des parents est même un des moments les plus émouvants de l’ensemble, cette attente insupportable, dans la tendresse d’un couple, le soir du crime. L’assassinat proprement dit est d’une dureté effrayante. Mais on nous a tellement bien préparés, pendant une heure, à dire et redire, que tout ça « c’est du théâtre », et pas la « réalité » qu’on reste, de fait, un peu à distance. C’est le but avoué, assumé. Qui n’empêche pas l’émotion, mais autrement. Ainsi, dans le meurtre d’Ihsane Jarfi le moment le plus « émouvant » ce n’est pas « l’action » des assassins de hasard mais le moment de « réflexion » qui suit. Son corps nu, inanimé, « exposé » de dos, comme un tableau, devient une « figure » silencieuse de la victime et une allusion intense au meurtre homophobe. C’est comme un moment d’art qui transcende la réalité. C’est la théorie de » La Reprise » titre un peu abstrait de la pièce : « derrière » il y a les faits réels et « devant », leur « reprise », leur projection dans la réflexion, le futur, l’utopie, la transcendance.
Un drame symbolique, une interprétation inspirée.
Milo Rau – © Michiel Devijver
Le meurtre de Jarfi est donc traité d’abord comme une simple « fatalité » une rencontre improbable, comme celle d’Œdipe et de son père. Tous les points de vue, les parents, le petit ami, la victime, l’assassin même sont proposés : c’est honnête, raisonnable et généreux. A nous, le public, de « juger » ou d’essayer de comprendre. Généreux aussi son traitement des acteurs professionnels et amateurs dont le travail collectif rend la performance homogène. Avec un hommage particulier à Tom Adjibi, parfait dans son « double rôle ». Il analyse avec humour sa condition de métis qui le prédispose à incarner une foule de « rôles ». Et il assume magistralement le rôle délicat de la victime, émouvant et distant dans un drame de la cruauté. Avec un moment d’anthologie, le final où, « ressuscité », il entame d’une voix fragile un air célèbre de Purcell « Cold Blood » Let me, let me freeze again to death. Une magistrale « reprise » qui nous invite à aller » au-delà » du fait-divers tragique.
Au total un nouveau « grand » Milo Rau qui met à distance le drame pour nous émouvoir en profondeur. Un exercice d’intelligence narrative par un collectif d’acteurs habiles à exposer les rapports de force et les facettes du drame. Et un brillant » manifeste », parfois un rien trop didactique dans sa volonté de « rénover » radicalement les » Histoire(s) du théâtre « .
« aCORdo » d’Alice Ripoll : alors, les riches, on se réveille ?
alice Ripoll – © Renato Mangolin
C’est un des nombreux spectacles d’un focus brésilien, d’autant mieux venu que ce qui se passe au Brésil depuis la chute de Dilma Roussef (et l’emprisonnement de Lula , pour corruption) fleure bon la revanche de classe.
» aCORdo » sonne comme un petit conte philosophique « dansé » de 30 minutes. Au début 4 hommes dorment au sol blottis l’un contre l’autre puis commencent doucement à se mouvoir dans un lent corps à corps. Image de fraternité des pauvres ? Artistes en tout cas puisqu’ils se mettent à danser, ensemble ou face au public. Mais la virtuosité des corps est un bref moment qui débouche sur un autre propos. Doucement, sans violence, chacun se choisit une « victime » et lui enlève qui un sac, qui un chapeau, qui des lunettes. Un jeu de rôles ? Un crescendo s’installe et les danseurs finissent par déposer 4 corps sur nos genoux et à nous piquer aussi nos chaussures, montres ou bracelets. Comme si le peuple exploité reprenait son « bien » là où, il se trouve, chez les » riches » .Dans le public, ça ne plaît pas à tout le monde d’être « dérangé », même si le sourire complice domine. Cette scénette venue du Brésil vise à l’universel. Question au public sommes-nous responsables de leur misère ? Pas de réponse univoque.
Milo Rau : » La Reprise », jusqu’au 10 mai.
Alice Ripoll : » aCORdo « , jusqu’au 14 mai.
Info : http://www.kfda.be/fr
Christian Jade (RTBF.be)
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