« La maison des morts » (Janacek). Un concentré de haine, tempéré d’humour par Warlikowski l’écorché. ***
A la brève exception d’une prostituée, voici un opéra sans femme, centré sur un groupe de prisonniers en état de haine quasi permanente. « La maison des morts » de Janacek n’a pas d’intrigue centrale mais offre un chapelet de petits récits de violence et de désespoir sans remède. La pulsion de mort innerve les trois brefs actes avec quelques touches sarcastiques et une toute petite lueur d’espoir final. A l’univers concentrationnaire d’un bagne russe, issu de Dostoïevski, Warlikowski préfère le quotidien d’une prison contemporaine. Toutes ces difficultés de base et ce pari sur une transposition contemporaine exigent un grand metteur en scène et un orchestre en grande forme. Des conditions réunies à la Monnaie pour une grande soirée. Pari tenu.
Il y a un obstacle de plus pour certains mélomanes dont je suis : ils ont « vécu » la version Chéreau, dirigée par Boulez, ou Esa-Pekka Salonen. Et ça laisse des traces indélébiles, comme une version de référence qui fait obstacle à toute version future. Le génie de Chéreau, rassemblant ce désespoir collectif en un noir diamant de haine concentrée, sans l’ombre d’une disgression, est évidemment « hors normes ». Ce classicisme-là est inégalable.
Mais le génie baroque de Warlikowski a ses vertus et sa force, lui aussi. Il adore les extrapolations et voici dès l’ouverture une citation de Michel Foucault sur le système de torture institutionnel éternel de la prison. Il adore « actualiser » une action, théâtrale ou opératique. Ici, il avoue que Dostoïevski l’a marqué mais au bagne russe originel, il préfère une prison moderne où les règlements de comptes entre prisonniers, les brimades et les complicités avec les gardiens sonnent juste, actuel sans être pauvrement documentaires ou naturalistes.
Visuellement le monde de Warlikowski repose sur le système mis en place par sa scénographe Malgorzata Szczesniak tout comme Chéreau s’appuyait sur Richard Peduzzi ou Marthaler sur Anna Viebrock. L’espace imaginé permet à la fois le déploiement et la concentration.
Déploiement baroque, concentration classique, excellence musicale
– © B.Uhlig /La Monnaie
Un déploiement d’acteurs et de danseurs de toutes les couleurs de l’éventail carcéral envahissent le 2 è acte, dominé par une pantomime parfois caricaturale, une sorte de théâtre dans le théâtre où Warlokowski ajoute ses fantasmes à l’original. Mais acteurs et danseurs sont aussi présents dans les nombreux et superbes interludes symphoniques où l’austérité de la musique fait place à une action plus baroque parfois teintée d’humour voire de tendresse : l’excellence de la direction d’acteurs et de chanteurs est LA force de Warlikowski. Ce déploiement, cette profusion de scénettes ne nuisent pas à l’essentiel : rendre l’horreur du monde carcéral présente sans en faire un « opéra à thèse ». Warlokowski n’est pas un « artiste engagé » à l’ancienne mais un esprit critique de haut niveau.
Ce déploiement ne nuit pas du tout à la clarté du livret et des scènes chantées toutes concentrée dans une boîte rectangulaire et mobile en forme d’immense cage de prison ce qui multiplie les angles et le dynamisme des actions. C’est là qu’est accueilli et passé à tabac par le directeur l’intellectuel persécuté, sorte d’éclaireur et de porteur d’étincelle dans ces ténèbres. Là que se déroulent les récits cruels ou les petites scènes de vie quotidienne qui rendent sensibles l’ambiguïté de l’âme humaine. Là enfin que se déroule la pantomime déjantée de l’acte II où Warlikowski nous sert ses fantasmes personnels tirant l’œuvre vers le sexe, la drogue et la dérision, une des facettes incontestables de l’univers carcéral.
Enfin (et surtout ?) cette vision ne nuit pas à une œuvre et à une musique âpres, à part dans le répertoire de l’opéra mais les renforce. Michael Boder, porte l’orchestre et le chœur de La Monnaie, redynamisés par Alain Altinoglu, à une force expressive remarquable Cuivres, percussions et violons, ensemble ou en solistes, donnent sa couleur sombre ou son humour noir à cet opéra exceptionnel qui après le Covent Garden de Londres et la Monnaie, finira sa course à l’Opéra de Lyon dirigé par le Belge Serge Dorny. Une remarquable co-production.
» De la maison des morts » de Janacek, mise en scène de Krzysztof Warlikowski .
– à la Monnaie jusqu’au 17 décembre.
– à l’Opéra de Lyon du 21 janvier au 2 février.
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